Suzanne Pharand ne va pas bien. Elle ne va pas mourir tout de suite. Peut-être un peu plus vite que prévu.

Voilà deux ans, sa santé était quasi florissante. Cependant, petit à petit, sa hanche droite perdait de son cartilage de protection. Son médecin a demandé qu’elle subisse une opération pour la changer. Dans Lanaudière, soit le pire endroit au Québec pour être sur une liste d’attente. Et à cette période bien précise où la COVID-19 mondiale nous tombait dessus.

À l’époque, ma mère se régalait de bons petits plats préparés maison. Faisait son épicerie, payait ses comptes. Montait et descendait les escaliers de son joli split-level de Repentigny sans trop se fatiguer. Recevait ses enfants, sa famille et ses amis.

Split-level devenu maudit. Aujourd’hui, elle se traîne littéralement entre les quatre paliers. Elle n’arrive qu’à préparer des repas trop simples : des œufs durs, du fromage « La petite vache qui rit » et des patates. Quelques légumes. Maintenant, ce sont ses enfants qui la reçoivent chez elle.

Et elle attend patiemment. Suzanne a l’espoir tatoué sur le cœur. Elle croit qu’elle n’est pas un cas urgent et qu’il y a bien pire qu’elle. Mais depuis deux ans, ma mère a perdu 20 lb et elle devient de plus en plus faible. Je l’entends : « Heureusement, j’ai trouvé une crème magique [homéopathique !] qui soulage mes douleurs. » Et se frotte avec cette substance trois à quatre heures par jour. Et avale des Tylenol avec ou sans codéine et des Dilaudid inefficaces.

Je vous entends aussi : « Elle a 86 ans… Pourquoi n’est-elle pas prise en charge par l’État pour recevoir de meilleurs soins ? »

Mais parce qu’elle ne veut pas !

C’est son droit de finir sa vie dans sa maison, à sa façon. Ma maman veut la vivre jusqu’à sa dernière goutte. Eh oui, au prix de sa vie. Et quelle histoire ! Née en 1935 à Montréal dans une famille de 10 enfants, avec pour terrain de jeu les rues Sainte-Catherine et Saint-Denis. A refait sa sixième année, puis trois fois sa onzième… est partie travailler à 19 ans durant deux ans dans le Nord canadien comme puéricultrice, a vécu un heureux mariage, devenu désastreux – mari bipolaire… A mis au monde six enfants. Voyant ce mari trop malade pour payer les factures, elle a achevé en un an ses cinq années de secondaire, puis : un DEC… puis un baccalauréat en sexologie et… finalement, une maîtrise de recherche… Ma mère est devenue à 59 ans une sexologue clinicienne. Et surtout, elle nous a offert à la fois un toit sécurisant, une bonne pitance et des études respectables.

Je suis émue de la voir joyeuse lorsque ses douleurs diminuent : elle est encore capable d’admirer les oiseaux accrochés aux branches de son cerisier et d’allumer des bougies en espérant que ses prières soulagent un peu les enfants de l’Afghanistan, d’Haïti ou de l’Ukraine.

Mais nous la perdons sous le regard fatigué de cette société qui a décidé, COVID-19 oblige, qu’une vieille de 86 ans est moins en droit qu’une autre de recevoir des soins d’urgence. Ma peine est lancinante comme sa douleur. Je vous le jure : je donnerais des années de ma vie pour qu’elle reçoive enfin sa maudite hanche.

Et je gronde de colère de voir cette femme aux cheveux rouges flamboyants, indépendante et entêtée finir comme la Gervaise du roman L’assommoir de Zola. Sous les escaliers de son split-level.

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