Le printemps arrive et le grand frêne en arrière de la maison a tiré sa révérence, emporté par la maladie et un grand vent automnal. C’est la première fois que je verrai tristement bourgeonner la flore sans sa présence. J’aurais bien aimé lui demander son âge avant qu’il nous quitte, mais il est trop tard. La longévité de certains arbres a de quoi rendre jaloux les bipèdes obsédés par la mort que nous sommes.

La Terre regorge de ces très vieilles branches pour nous rappeler à quel point une vie humaine est éphémère. Je pense ici à ce pin de Bristlecone (Pinus longaeva) trouvé dans les montagnes blanches, en Californie, et baptisé Mathusalem, qui a été crédité de 4854 ans en 2010. Deux ans plus tard, dans la même région, on a trouvé un Pinus de la même espèce affichant le vénérable âge de 5062 ans. Avant ces deux ancêtres, on a repéré en Suède un épicéa (Picea abies) dont les racines sont âgées de 9552 ans. Mais le record de longévité semble détenu par une formation clonale appelée Pando, des peupliers faux-trembles (Populus tremuloides) qui se trouvent en Utah et dont l’ancêtre premier se serait enraciné sur la Terre il y a 80 000 ans. Cette grande communauté végétale est formée de plus de 40 000 arbres génétiquement semblables qui sont reliés au même système racinaire. On parle ici de racines qui ont vu débarquer les premiers humains en Amérique et qui étaient là lorsque Sapiens et de Néandertal se côtoyaient en Europe.

Si ces fossiles vivants pouvaient parler, une bonne partie de l’histoire de l’Amérique serait probablement à réécrire.

Si j’avais pu parler à mon vieux frêne, j’aurais aussi profité de notre conversation pour le supplier de ne pas détruire l’aménagement de la cour de mon bungalow sur toute sa largeur en passant à l’horizontale. Il va me manquer, car depuis que je suis petit, la vie végétale me fascine. Je sentais une connexion si intense avec les arbres que ça inquiétait ma défunte maman. Elle pensait que son lunatique garçon parlait au monde invisible qui fait aboyer les chiens quand la pénombre recouvre nos villages de savane. C’est ainsi que disait parfois mon grand-père pour désigner ceux qu’on croyait possédés par des esprits dans ma tradition sérère d’origine. Plus tard dans ma vie, maman avait fini par comprendre que mon attachement à ce grand baobab était aussi dû à la présence de mon arrière-grand-père enterré sous son feuillage. En vieillissant, poser les mains sur cet arbre est devenu une façon de sentir des traces de cet aïeul dans son tronc, ses racines et sa sève nourricière.

Aujourd’hui encore, chaque fois que j’amène mes enfants au Sénégal, ils savent qu’il faudra aller saluer le grand baobab qu’on appelle Mpak Yaye et dont j’ai raconté l’histoire dans un petit bouquin publié en 2015. Mon fils est toujours surpris de me voir toucher le tronc bedonnant de l’arbre et en faire le tour avant de lui présenter la descendance venue du froid. Dans le langage de l’ado qu’il est devenu, disons que ce cérémonial est un peu weird et qu’il est toujours bien plus excité de rencontrer le troupeau de zébus, les chevaux, les moutons et les chèvres de mes parents que de se faire présenter à un baobab. Que voulez-vous ? Depuis toujours, l’animal fascine bien plus les Sapiens que le végétal, car il nous rappelle notre propre existence. Ils sont bien plus notre alter ego qu’un sapin ou un baobab. Notre cerveau a évolué pour traquer ce qui se déplace dans la nature. Or, si l’arbre ne représente aucune menace, ce qui bouge dans les sous-bois peut être une proie ou un prédateur qui cherche à nous faire la peau. Voilà comment, au cours de notre évolution, disent les scientifiques, la plante est devenue un simple décor pour le cerveau de Sapiens.

Pourtant, les organismes chlorophylliens sont au centre de l’existence et de la santé physique et mentale de tout le monde animal. Les plantes nous ont toujours nourris, soignés, chauffés, protégés des rayons du soleil et de la pollution urbaine. C’est aux organismes chlorophylliens que nous devons aussi le bois de construction et les combustibles fossiles qui sont au centre de nos activités économiques depuis peut-être un peu trop longtemps, osons le dire.

Devant tant de bienveillance, l’humanité est comme cet adolescent qui ne voit plus tous les sacrifices consentis par ses parents pour lui donner des racines et des ailes.

Une ingratitude qui s’explique par le fait que dans la tête de l’ado, l’amour des parents est un acquis inconditionnel. Alors, plus besoin de les remercier et de leur donner un peu d’affection, car ils sont une sorte de captifs au service de leur progéniture.

C’est le même rapport que nous entretenons avec le monde végétal. On le banalise tellement qu’on finit par l’effacer de notre champ de vision. Je tiens à préciser ici que les exceptions à cette règle sont nombreuses, car je crains que mes amis Jean-Claude Vigor, Albert Mondor et Christian Messier ainsi que les nombreux autres amis de la flore qui lisent ce texte se sentent insultés. Mais pour la grande majorité de l’humanité, la règle d’insensibilité et d’aveuglement involontaire devant le monde végétal s’applique. La preuve, si vous demandez, même à des étudiants en biologie, quel est le plus gros être vivant sur Terre, une grande majorité va nommer la baleine bleue. Comme le rappelait le végétaliste Stefano Mancuso, même le grand naturaliste et très célèbre vulgarisateur scientifique de la télé britannique David Attenborough est tombé dans le piège. Pourtant, rappelle Mancuso, la baleine bleue est un poids plume devant un séquoia géant (Sequoiadendron giganteum), qui pèse 2000 tonnes. Ce qui en fait un être vivant au moins 10 fois plus énorme qu’une baleine bleue.

C’est pour cette raison d’ailleurs que je souligne le départ de mon vieux frêne, qui était presque devenu mon grand frère. Cet arbre accompagnait mon quotidien depuis une douzaine d’années et a vu ma fille naître et grandir sous ses branches.

Il était probablement plus jeune que le vieux baobab dans nos champs, mais avait atteint l’âge de la sagesse végétale pour mériter que je souligne son départ.

Mon frêne faisait partie de ces ancêtres qui ont vu neiger, mais qui n’arrivait plus à garder la tête froide en ces temps où le climat se réchauffe et les pathogènes se mondialisent. Il est parti en détruisant ma cour, mais il a aussi laissé un grand vide dans mon cœur. Est-ce qu’il vous est arrivé de faire le deuil d’une vieille branche qui faisait partie de votre propriété, votre rue ou votre village après le passage des émondeurs et des essoucheurs ? Qu’est-ce que vous avez ressenti devant ce vide laissé par la disparition du géant vert ?

Ma mère, qui est partie il y a quatre mois, dirait certainement : « Ainsi va le monde, Boucar ! Il n’y a pas de vie sans deuil, car tout ce qui respire sur la Terre est appelé un jour à mourir. Nous jouissons de la bienveillance de ces grands arbres que nos aïeuls ont plantés et soignés, et c’est à nous de faire germer et d’accompagner les jeunes pousses qui, plus tard, abriteront sous leur vert feuillage les prochaines générations. Après le vide et la tristesse, une jeune plante remplace un vieil arbre déraciné par l’ancienneté et la maladie. Arrosé d’amour et flanqué d’un tuteur pour guider son chemin, il deviendra grand et bienfaiteur. Un baobab a beau être énorme et imposant, il est sorti d’une minuscule graine qui s’est enracinée il y a des lunes. »

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