Au milieu des années 1980, certaines de nos habitudes de consommation ont changé à la maison. Des produits de marques classiques, que nous aimions, ont disparu de notre panier d’épicerie. Ces marques faisaient partie de portfolios d’entreprises qui avaient encore des activités en Afrique du Sud, en plein mouvement mondial antiapartheid.

Je me souviens encore du début de la conversation sur le sujet, au milieu d’une allée chez Steinberg. Avant d’arriver à la caisse, j’avais appris ce qu’était l’Apartheid, qui était Nelson Mandela et, surtout, ce que voulait dire le mot boycottage.

Des mois plus tard, une nouvelle chanson intitulée Sun City, du collectif Artists United Against Apartheid, a fait son entrée sur les palmarès. Steven Van Zandt, Bruce Springsteen, Darlene Love, Miles Davis, Run DMC, Bono et autres chantaient à l’unisson pour dénoncer le régime ségrégationniste et l’hôtel de luxe sud-africain Sun City, qui en était emblématique.

En un battement de cœur, j’ai compris que mes parents étaient du même combat que ces géants de la musique, et j’ai commencé à les voir différemment. Ceux que je croyais réservés et stricts sont, sous mes yeux, devenus engagés et plutôt cool – à leur manière. L’histoire du panier d’épicerie en est une que je raconte souvent parce qu’elle m’a tant marquée et m’influence encore aujourd’hui.

Impossible alors de ne pas être d’accord avec les sanctions économiques contre la Russie, imposées depuis la récente invasion de l’Ukraine.

Je suis rassurée de voir des marques, dont je consomme les produits, prendre position contre cette violente agression menée par Vladimir Poutine. Beaucoup d’entre elles ont fait plus que retirer leurs billes du jeu russe : elles se sont aussi engagées à appuyer diverses ONG et les efforts humanitaires de celles-ci, mis en place pour accompagner les millions de réfugiés ukrainiens.

Membre de l’administration du président Joe Biden, Daleep Singh est conseiller à la sécurité nationale des États-Unis et architecte du programme de restrictions financières qui paralyse aujourd’hui la Russie. En interview il y a deux semaines, Singh prédisait que l’économie russe serait sous peu réduite de moitié, tout en exprimant du même souffle son regret de voir souffrir la population russe. « C’est la guerre de Poutine. Les sanctions sont contre Poutine. C’est l’épreuve de Poutine, il a choisi de l’imposer à son peuple », a conclu M. Singh.

C’est la guerre de Poutine, c’est vrai. Si des Russes – souvent les moins bien informés – appuient l’invasion de l’Ukraine, des milliers d’autres, eux, manifestent contre. En Russie, à grands risques, et ailleurs dans le monde, où des milliers de membres de la diaspora russe portent le même message de condamnation. Mais tous n’ont pas ce luxe.

Si certains athlètes et artistes russes ont dénoncé cette sale guerre, par exemple, d’autres n’ont pu le faire. Non pas par appui à Vladimir Poutine, mais plutôt pour des raisons de sécurité.

Et voilà qu’ils se retrouvent boudés sur la scène internationale, tous mis dans un même panier d’indésirables. Malgré eux, ils sont aussi maintenant des personnages d’un film qu’on a déjà vu. Des Russes ailleurs en Europe et en Amérique du Nord ont décrit des scènes de russophobie qui rappelaient celles d’islamophobie vécues par des membres des communautés arabes après les attentats du 11 septembre 2001. Des scènes anti-Russes qui ont aussi des airs de celles qu’ont subies des membres de diverses diasporas asiatiques, depuis le début de la pandémie. Toutes riches en raccourcis et en violences gratuites. Toutes amputées de nuance.

Cette russophobie renouvelée est un retour vers le futur – un autre vestige des années 1980, qui dépasse le clin d’œil au film à succès de l’époque. Une guerre froide à l’écran, perpétuée notamment au cinéma, un des médias de masse ayant contribué à la construction de l’image du grand méchant Russe. Du personnage de Drago dans Rocky IV à celui du lieutenant-colonel Sergei Podovsky dans Rambo, 1985 fut une année d’exception pour Sylvester Stallone et pour les stéréotypes.

Mais aussi en 1985, à Genève, presque à contre-courant d’Hollywood et suggérant prudemment un certain espoir que la guerre froide tirait peut-être à sa fin, une première rencontre a lieu entre le président américain de l’époque, Ronald Reagan, et Mikhaïl Gorbatchev, alors Secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique. C’est un sommet qui a produit des images iconiques, annonçant à tous ceux qui les ont vues qu’un rapprochement était possible.

D’un écran à un autre

Avant Oprah, il y a eu Phil Donahue. Dans les années 1980, ce journaliste et animateur d’une quotidienne était une des personnes les plus influentes à la télévision. Alors que Stallone attirait les foules au cinéma, Donahue, lui, tentait de déconstruire les images projetées au grand écran. Avec son homologue Franco-Russe Vladimir Pozner en coanimation et à distance en Union soviétique, Phil Donahue a tenu son propre sommet, en deux temps.

Un premier « Sommet de citoyens » a eu lieu en décembre 1985, avec un auditoire à Leningrad et un à Seattle, en duplex – une occasion de briser la glace et pour des Américains et des Soviétiques d’échanger sur l’actualité du moment.

Mais c’est le deuxième « Sommet de citoyens », quelques mois plus tard, qui m’aura surtout marquée.

L’auditoire à Leningrad et celui aux États-Unis (cette fois-ci, à Boston) furent composés uniquement de femmes, connectées par écrans géants, d’un studio à l’autre – comme un Zoom avant son temps. Dans le ping-pong de questions, souvent musclées – notamment sur la politique étrangère – et reprises par des traducteurs russe et américain, une question en direct de Boston : « Qu’avez-vous dans vos sacs à main ? » De manière spontanée et dans sa propre version de glasnost, une Soviétique a ouvert son sac pour dévoiler, sans surprise, un contenu identique à celui de l’Américaine. Ça ne méritait pas un prix Nobel de la paix, mais pour des millions de téléspectateurs, cette heure de télévision était un rappel qu’au-delà de la politique, le plus souvent, nous avons plus de choses en commun que le contraire.

Nos médias de masse ont le pouvoir de contrer cette nouvelle montée de stéréotypes anti-Russes. À eux de choisir quels rôles ils joueront. Entre Rambo et Donahue, le choix est simple.

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