La première fois que j’ai entendu parler des grands-pères dans le sirop, qui sont si populaires au printemps, un arrière-goût de cannibalisme langagier québécois a envahi mon esprit.

Je me suis mis à imaginer comment la victime ne voyait pas un piège fatal se refermer sur elle quand on l’a invitée pour souper ! C’est écœurant, de piéger ainsi un grand-père.

— Allo, grand-papa, c’est François ?

— Ouf ! Content que ce soit toi, François. J’ai cru que c’était un autre appel de sollicitation de ce prince du Nigéria, il n’arrête pas de me demander de l’aider à rapatrier sa fortune au Canada.

— Moi aussi, je veux te solliciter, grand-papa. As-tu quelque chose de prévu samedi soir ?

— À part regarder En direct de mars avec France Beaudoin, je n’ai rien de prévu.

— Ça te tente-tu de venir souper avec nous autres à la cabane à sucre ?

— Bien sûr ! Qu’est-ce que j’amène ?

— Amène rien. Amène-toi, c’est tout. Tout baigne dans l’huile, grand-père !

— Et on mange quoi, François ?

— Des croque-monsieur ! C’est presque pas une blague !

— Dans ce cas, je vais apporter un bouquet de fleurs à Madame.

— Non, grand-papa ! Si tu veux vraiment nous faire plaisir, apporte plutôt un bouquet garni.

Si vous aimez vraiment vos grands-pères, j’ai un conseil pour vous : arrêtez de les tremper dans le sirop d’érable. Ils ont d’autres richesses à nous faire partager. Au Québec, si on prenait le temps d’écouter nos grands-parents, ils nous apprendraient peut-être qu’à force d’entailler et de nous sucrer le bec, si on ne fait pas attention, dans quelques années, notre culture francophone va manquer de sève et peut-être même carburer au sirop de poteau. La balle est dans le camp de Simon Jolin-Barrette avec sa loi 96 censée protéger le barrage linguistique qui fuit de partout.

Mais revenons à nos grands-parents, car il faut reconnaître que ces deux dernières années ont été des moments très durs pour les personnes âgées. La réclusion loin de la famille, l’anxiété provoquée par la menace virale et les mesures sanitaires drastiques, les visites virtuelles, tout ça, espérons-le, sera un lointain souvenir à partir du printemps.

Pour combien de temps ? Personne ne sait. Mais il faudra profiter de la baisse du taux d’hormones de stress dans la population pour se souvenir, comme disait ma défunte maman, que c’est le pied et non la bouche qui trace le chemin de la parenté et de l’amitié. Quand la turbulence sera loin derrière le tunnel, ce sera le temps de retendre une main bienveillante vers les aînés pour reprendre le contact intergénérationnel.

Quand on aime quelqu’un, mieux vaut « piéter » pour aller le visiter que lui téléphoner. Je dois préciser ici que le verbe « piéter » est une particularité lexicale de la francophonie africaine et qui signifie marcher. Au Gabon, piéter avec quelqu’un, c’est faire un bout de chemin en sa compagnie. D’autres parleraient de soulever la poussière. Celui qui veut améliorer sa vie, disait le sage, doit soulever la poussière au lieu de la laisser se coller à son derrière. C’est quand on marche que dure le pantalon ; si on reste tout le temps assis, à chialer sur son sort, il s’use par le fond, ajoutait-il. Voilà peut-être aussi pourquoi, partout sur la planète, lorsque ça ne marche pas à notre goût, on organise des marches dans les rues dans l’espoir que les changements arrivent à grands pas.

Il faut donc piéter pour aller voir les aînés, pour prendre le temps d’écouter le cadeau de leur parole, pour recevoir le présent de leurs souvenirs qui remontent à des années-lumière.

Pour prolonger la rencontre avec les grands-parents, pourquoi ne pas demander la route avant de lever l’ancre ? Dans une certaine tradition malienne, il est coutume de demander trois fois la route avant de partir, une façon de poursuivre la rencontre et de faire durer le plaisir. La première fois, on se fait répondre de rester pour célébrer cette soirée, qui est encore jeune. L’étranger s’assoit alors quelques minutes et continue de palabrer jusqu’à sa deuxième demande de route qui lui sera aussi refusée. Des dizaines de minutes peuvent s’écouler avant qu’il déclame sa troisième et dernière demande de route. C’est là que son hôte décide de le libérer en lui expliquant que la route est à lui avant de lui souhaiter bon retour. Cette lente et progressive façon de partir est un prétexte pour profiter du temps passé avec les gens qui nous sont précieux.

D’ailleurs, un ami malien qui s’appelle Mamadou a essayé d’en faire usage dans un du village Bas-Saint-Laurent où on était en visite. C’était notre première incursion dans une cabane à sucre chez un vieux monsieur de la région et tout allait bien. Le condensé de miel de tronc d’arbre atterrissait sur la neige au grand bonheur des becs sucrés, et la coulée de bière faisait oublier celle des érables. Évidemment, il y avait aussi des grands-pères dans le sirop. Puis, comme toute chose a une fin, arriva le moment de quitter la cabane pour retourner à Rimouski. C’est là que mon ami Mamadou, qui se croyait encore au Mali, demanda la route une première fois, sans obtenir de réponse. Il répéta sa demande. Idem. À sa troisième demande, l’hôte lui répondit : « Tu peux toujours essayer, jeune homme ! Nous, ça fait 20 ans qu’on demande la route au gouvernement pis on roule encore sur un chemin de garnotte. »

La morale de mon histoire est la suivante : ne vous demandez pas trois fois si vous devriez prendre la route pour aller voir une personne âgée. La première est toujours la bonne. Piétez vers les aînés, et vous ne ferez jamais fausse route !

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