Pour les justiciables francophones en Ontario, un des principaux obstacles à l’exercice de leur droit constitutionnel au français, et cela depuis longtemps, est la pénurie de juges bilingues. En mars 2021, la Cour de justice de l’Ontario a remplacé un juge bilingue du district d’Algoma, à forte densité francophone, par une juge unilingue anglaise, privant du coup les justiciables francophones de leur droit d’être entendus en français. ⁠1

Pourquoi manque-t-on de juges francophones ? La réponse est simple : on ne les nomme pas ! Depuis 1989, les juges de la Cour de justice sont nommés par le Procureur général de l’Ontario à partir d’une liste de candidatures recommandées par un Comité consultatif sur les nominations à la magistrature. De 1989 jusqu’en 2017 (soit 29 ans), sur les 438 juges nommés, seuls 31 étaient francophones. Pendant neuf ans, on n’a pas nommé un seul francophone ! Quand on pense que la Cour de justice de l’Ontario est la plus occupée du Canada et qu’elle entend de nombreuses causes criminelles et familiales, l’accès limité aux juges francophones est lourd de conséquences pour les justiciables franco-ontariens.

Comment expliquer une telle injustice ? Certes, le gouvernement Ford n’est pas connu pour son soutien à la communauté francophone de l’Ontario : depuis son arrivée au pouvoir, il a limogé le Commissaire aux services en français, supprimé le budget prévu pour l’Université de l’Ontario français et permis la mise en faillite de l’Université Laurentienne, qui offrait de nombreux programmes en français. Quand on regarde de plus près le fonctionnement du Comité consultatif, on découvre une véritable culture du refus du français.

Aucun critère de compétence linguistique

Premier constat sidérant, le Comité ne compte en moyenne que deux membres francophones sur 14 chaque année : les organismes chargés de nommer les membres du Comité refusent de respecter le principe de dualité linguistique stipulé par la Loi sur les tribunaux judiciaires. Depuis 1999, il est rare que les juges qui représentent la Cour de justice ou le Conseil de la magistrature de l’Ontario soient francophones. Des trois associations d’avocats, à savoir l’Association du Barreau de l’Ontario, la Fédération des Associations et le Barreau de l’Ontario, seul ce dernier a choisi un représentant francophone, et cela pour une année.

En moyenne, deux des sept membres nommés chaque année par le ministère du Procureur général sont francophones, mais puisque ces membres ne sont ni juges ni avocats, on peut se demander quel est leur pouvoir réel au sein du Comité, face à l’écrasant poids des juges et des avocats unilingues anglais.

Il est effarant de constater aussi que la longue liste d’attributs que le Comité doit prendre en compte pour recommander des candidats ne comporte aucun critère de compétence linguistique. Le Comité se base sur l’excellence professionnelle, mais, à toutes fins pratiques, le processus d’adjudication des dossiers se fait entièrement en anglais et privilégie les candidatures anglophones. Enfin, le Comité ne semble recommander des candidatures francophones que lorsque le poste de juge est annoncé comme étant bilingue, décision qui est prise par la Cour de justice. À en juger par les six juges nommés par le procureur général Doug Downey en décembre 2021, cinq hommes et une femme, tous anglophones, les postes affichés bilingues se font encore très rares, alors que la loi reconnaît le principe de l’offre active des services en français, de manière visible, accessible et automatique.

La réalité francophone ignorée

Ce qui est particulièrement inique, c’est l’incroyable duplicité du processus. Depuis 1999, le Comité reconnaît chaque année qu’il est loin d’être représentatif de la société ontarienne, mais ne propose aucun correctif. Qui pis est, le Comité ne reconnaît même plus les francophones comme étant un groupe sous-représenté. Le Procureur général nomme environ un tiers des candidats recommandés par le Comité, mais choisit de ne pas augmenter le nombre de juges francophones. La magistrature canadienne ne se prévaut pas de sa sacro-sainte indépendance pour défendre le français. L’Association du Barreau de l’Ontario organise un programme de formation en compétences juridiques, auquel participe le Comité consultatif, mais aucune des huit séances ne traite de l’accès à la justice en français ou de la gestion des audiences bilingues. Comment ignorer à ce point la réalité francophone ?

Pourquoi cet acharnement à ne pas nommer des juges francophones ? Beaucoup de Franco-Ontariens étant bilingues, leur présence ne nuirait aucunement aux services offerts en anglais. Les gouvernements successifs peuvent avoir un discours d’ouverture envers la communauté franco-ontarienne, comme sous Dalton McGuinty et Kathleen Wyne, ou une attitude plutôt fermée, comme sous Doug Ford. Mais le processus de recommandation des candidatures à la magistrature reste largement contrôlé par des intérêts anti-français qui agissent dans les coulisses et qui échappent à toute imputabilité. Pour que la situation change, il faudrait que la Cour de justice et le Procureur général s’engagent à augmenter le nombre de postes bilingues et que le processus de nomination des juges francophones passe par un comité francophone.

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