Dans la quiétude de votre maison, entouré de vos proches, vous avez encaissé la révélation avec stupeur : nous vivions dans une des plus tyranniques dictatures au monde. C’est FreedumGuy, nom fictif, en direct de son 18 roues, à Ottawa, qui l’a révélé la semaine dernière. Là, vous vous êtes dit qu’un de vous deux vivait dans un univers parallèle…

En des temps immémoriaux, une ligne de fracture structurait nos débats : souverainisme/fédéralisme. Depuis 2012 sont apparus d’autres axes : gauche/droite, générationnel, centre vs régions. En deux ans de pandémie, ils se sont creusés. Mais on a aussi vu surgir une fracture totalement nouvelle, qui nous saute aujourd’hui au visage : l’axe rationnel/irrationnel. Si la majorité s’accommode du réel chaotique, une solide minorité vit dans une réalité parallèle. On les a vus à Ottawa, à Québec. On les lit sur les réseaux sociaux où ils fleurissent. Des gens ordinaires, d’autres moins, 10 à 15 % de la population, selon la manière dont on les calcule, de l’antivax craintif au trumpiste convaincu. Il y a parmi eux des citoyens sincèrement inquiets, ou en détresse. Des exaltés qui se sont trouvé un exutoire, des évangélistes, des gourous PayPal, jusqu’à des manipulateurs assoiffés de pouvoir, soutenus par l’extérieur.

Leurs intérêts et leurs combats sont divers, mais les bases de leur univers, communes. Ils ont leurs réseaux d’information, leurs croyances, leur vision de la société, leurs idoles, leurs leaders, des appuis aux États-Unis et, plus récemment, des politiciens bien locaux qui les courtisent.

L’irrationnel est très bien organisé, et a pour but de déstabiliser les institutions démocratiques. Pourquoi ce nouveau clivage est-il inquiétant ? C’est qu’il n’est plus ici question de visions différentes qui s’affrontent, mais du réel contre un monde parallèle.

En 2012, lors du printemps érable, la société québécoise était scindée, mais ça débattait ! On évoquait la même réalité des deux bords. Ici, comment discuter quand FreedumGuy dénonce la dictature canadienne dans un bain tourbillon devant le parlement ? Il n’y a plus de socle commun, de dialogue possible. Sur le front de la réalité alternative et de la désinformation, les États-Unis ont une longueur d’avance depuis 2016. Le virus trumpiste s’est installé durablement dans la vie américaine, et il a piqué le Canada et le Québec.

Ça engendre un financement en grande partie étranger pour le « convoi de la liberté », et des appuis de Candace Owens, commentatrice proche de Trump, qui implore les troupes américaines d’intervenir au Canada pour défaire « le régime tyrannique du dictateur Justin Trudeau Castro », ou de Tucker Carlson, de Fox, qui dit sans rire que le Canada est sous la loi martiale, une dictature pire que la Chine. Pour eux, le réel est une fake news, et leurs mensonges, la réalité. Ils se croient. Au Sud, ces médias ne sont plus alternatifs du tout, et les facts checkers font barrage contre un océan délirant. C’est ainsi qu’on en arrive à un concept de LIBERTÉ dévoyé, bramé comme un mantra par des habitants d’un pays riche, libre et privilégié.

C’est une partie minoritaire de la population qui a basculé, mais ce phénomène survient dans des sociétés fragilisées, atomisées, démissionnaires, où les camps idéologiques se toisent et se défient. Populistes contre gauche radicale, Montréal contre le reste du Québec, milléniaux contre boomers. La vérité est que nous faisons de moins en moins société, de moins en moins confiance aux élites, aux élus, aux médias.

Les fractures dominent le paysage social, en cette fin de cinquième vague pandémique. Quelque part, le monde des réalités alternatives, avec ses certitudes, est rassurant pour ses adeptes. Il offre but et réconfort.

Cette brèche ouverte avec la pandémie ne se refermera pas. Février 2022, Ottawa : la date et le lieu de fondation d’un mouvement. Certes, les acteurs du siège de la capitale fédérale sont rentrés chez eux, dans leurs communautés au Nouveau-Brunswick, en Alberta ou au Québec, en camion ou en camionnette, avec leurs drapeaux et des souvenirs communs. Mais ils vont essaimer. Car ils ont VU leur force. Ils savent qu’ils ont des alliés, qu’ils peuvent se faire financer, occuper tout l’espace dans les médias traditionnels, qu’ils peuvent paralyser une ville, un Parlement, voire menacer le pouvoir.

Une fois les mesures sanitaires levées (grâce à eux, croiront-ils), ils se tourneront vers une nouvelle cause, déjà toute désignée : les changements climatiques. Nous n’en avons pas fini avec les irrationnels. Ottawa a signé leur acte de naissance officiel.

Ne répétons pas l’erreur et l’affront de les ignorer, de les sous-estimer ou de les railler. Ils sont dangereux, toxiques pour des démocraties déjà très poquées. Car voici le paradoxe : ils sont dans l’irréel. Mais ils sont très réels.

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