De la même façon que la France n’a pas vu venir le mouvement des gilets jaunes en 2018, le Canada ne s’imaginait pas qu’après deux ans de pandémie, des convois de la colère assiégeraient Ottawa, réclamant la fin des mesures sanitaires et le renversement du gouvernement Trudeau.

Cela, cette révolte organisée à la marge de la droite, aucun gouvernement ne l’avait vue venir. Depuis le 29 janvier, ça part en couille et on ne voit pas très bien comment ça finira. À toutes les fractures sociales creusées avant et pendant la COVID-19 vient de s’ajouter un nouvel axe, effarant celui-ci : la fracture rationnel/irrationnel.

Depuis 10 jours, je regarde et je constate. C’est profondément puant et dérangeant de voir un centre-ville occupé, des brutes à la haine décomplexée voler des soupes populaires, de comprendre que le noyau dur a beaucoup à voir avec l’extrême droite américaine, que sous l’impulsion de bullys déterminés et bien chauffés, la démocratie est prise en otage alors que les pancartes clament LIBERTÉ ! D’autre part, à côté des extrémistes crinqués, il y a des gens juste tannés, ben tannés, qui posent de bonnes questions. Ils sont, comme la majorité d’entre nous, exaspérés par l’arbitraire des mesures, les essais et erreurs lassants, les déficits démocratiques covidiens.

Deux ans après le début de la pandémie et sa gestion chaotique, nous sommes tous à boutte, à gauche comme à droite. Les extrêmes se radicalisent, sur tous les fronts du vivre-ensemble, et le centre se vide. On dirait que les individus raisonnables se poussent, littéralement…

C’est d’ailleurs ironique de voir ces convois hurlants et klaxonnants occuper les centres-villes. Montés en bandes des périphéries vers les grands centres, ils bloquent le cœur névralgique de capitales qui représentent ce qu’ils honnissent. Villes qui, paradoxalement, ont vu leurs centres se vider avec la pandémie. Mais la métaphore du centre qui se dépeuple va plus loin. Dans la trame sociale occidentale, les classes moyennes s’affaissent au fil des crises récentes, s’appauvrissent dangereusement, leur pouvoir d’achat les étrangle, alors que d’autres s’enrichissent indécemment. La classe moyenne si chère à Trudeau est un fantasme qui pâlit et qui devient indéfinissable. Pendant ce temps, Bernard Rambo Gauthier se réclame du « peuple » et du monde ordinaire…

Le centre politique s’est aussi désagrégé ces derniers mois, au point de voir des partis se déliter (PQ), se perdre (PLQ), ou congédier leur aile « modérée » (PCC). Les nouvelles propositions politiques émanent de la droite de la droite. Au Québec, la gauche s’est cristallisée autour de QS, tandis que la CAQ occupe un genre de centre droit paternaliste et un brin liberticide de gouvernance covidienne.

TOUS les centres ; urbain, politique (vaccinal, même !) tendent à se vider pour voir prospérer les extrêmes. Le mouvement des camionneurs, raidement noyauté par des radicaux, est dans la marge. Sauf que les marges tendent à s’élargir, ces temps-ci. Quand le centre implose, les marges fleurissent. On a beaucoup parlé, ces dernières années, du fameux consensus mou, du « on gouverne au centre », de la mollesse et de la tiédeur des idées pratiquées au Québec. Nous avons pâti de ce consensus éteignoir, mais voilà que ça part en vrille.

Nous vivons un moment politique et social pas banal. Un moment fort et inquiétant, que ça nous plaise ou non, qu’on soit trucker au drapeau confédéré ou assiégé triple vacciné.

Nous avons tous compris que notre démocratie est bien plus fragile qu’on ne l’imaginait, et qu’on peut marquer les esprits, paralyser une ville, faire tomber des leaders en agissant hors des cadres traditionnels. Le centre mou est la victime collatérale des cinq vagues de COVID-19. Après la pandémie (et on le verra rapidement au Québec avec les prochaines élections), la politique sera un âpre champ de bataille. Des partis de légende mourront peut-être. Des électeurs seront mobilisés avec ardeur dans les extrêmes. Et la société civile saura qu’elle peut avoir de l’effet à l’extérieur du cadre politique.

Je regarde ce face-à-face qui s’étire à Ottawa, cette cartographie des rues prises, je vois ce PM évanescent, et c’est comme la préfiguration de ce que pourrait devenir, si on n’y prend garde, la vie politique post-COVID-19 : un consensus majoritaire bardassé, et des extrêmes rugissants.

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