L’automne dernier, je n’avais pas envie d’aller au théâtre, même si j’en avais l’occasion. Ce n’est pas parce que j’avais peur d’attraper la COVID-19. Pour ce que j’en savais, une salle de spectacle n’avait jamais été un foyer d’éclosion. Les mesures sanitaires ne m’effrayaient pas, bien que j’avais tendance à asphyxier sous mon masque. Non, si je n’avais pas envie d’aller au théâtre, c’est que le muscle qui fait que j’ai envie de me rassembler avec les autres et d’être en leur présence ne répondait plus.

Ça m’a pris un certain temps avant de retrouver l’envie, le goût, la nécessité et, je dirais, le sens d’être là, simplement, au milieu de la foule. J’ai soudainement compris la vie de ces personnes qui ne vont jamais au théâtre. J’ai également compris à quel point le théâtre cultivait en moi une certaine idée du collectif, de la vie en société, et que ce muscle en moi pouvait à tout moment s’atrophier.

Peu importe le propos de la pièce, le théâtre est, ne serait-ce que formellement, politique, puisqu’il appelle le collectif et désigne un rassemblement réel de personnes, comme à l’Assemblée nationale. Le théâtre est peut-être même plus politique que l’Assemblée nationale, puisque le collectif ne s’y vit pas uniquement dans la seule logique du débat et de l’opposition, mais dans une multitude de modes d’expression et de partage propre au groupe, comme l’adhésion, le refus, la réflexion, l’incompréhension, la transformation, l’écoute et le silence.

En ce mois de janvier 2022, les artistes et les artisans du théâtre se trouvent sans tribune. Ils expriment leur amertume sur les réseaux sociaux, cet autre bureau des plaintes. Les plus connus, souvent les mêmes, font des sorties publiques dans l’arène médiatique. Les associations qui les représentent parlent en leur nom, mais paradoxalement les laissent sans voix.

Où sont les auteurs et les autrices, les metteuses et les metteurs en scène, les interprètes, les concepteurs et les conceptrices ? Où entend-on ceux qui sont le plus durement touchés par la pandémie et qui sont la force vive du théâtre ?

C’est sur scène que l’artiste de théâtre s’exprime pleinement. C’est là, j’oserais dire, qu’il existe dans la Cité.

Des pièces de théâtre ont été annulées, reportées, annulées de nouveau, diffusées sur le web, puis transformées en podcast. Des textes ont été écrits, répétés, montés et n’ont finalement jamais été présentés. Des spectacles n’ont jamais rencontré leur public en salle, et ces pièces sont autant de voix qui se sont tues, de paroles qui n’ont pas été exprimées, d’idées qui n’ont pas été débattues, d’émotions qui n’ont pas été vécues, d’univers qui n’ont pas existé. Ils ne signifient pas seulement des salles vides, des billets invendus et des artistes sans emploi, avec leur lot de changements de métier, de perte de sens, de burn-out et de suicides, ce qui est déjà suffisamment tragique.

L’absence de ces paroles sur nos scènes représente à mon sens un recul démocratique important, puisqu’elle signifie le rétrécissement, voire la disparition du théâtre comme agora publique. Il faudra un jour prendre la pleine mesure de cette atrophie.

Le milieu du théâtre en temps de pandémie me fait parfois penser à une poule pas de tête qui court sans s’apercevoir qu’elle l’a perdue…

Dans les circonstances qui sont les nôtres, avant de se demander quand, combien et comment, peut-on réfléchir un instant au sens de ce que nous faisons ? Pouvons-nous même espérer repenser un système déjà dysfonctionnel, perpétuant des modes de production et de diffusion toujours plus contraignants, dans lesquels les artistes, les techniciens et les techniciennes, les travailleurs et les travailleuses culturelles s’épuisent, modes qui en temps de pandémie sont devenus carrément aberrants, voire monstrueux ?

Car comment pouvons-nous espérer créer du sens si nous nous plongeons nous-mêmes dans l’absurde ?

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