En association avec le professeur de sociologie à l’Université Concordia Jean-Philippe Warren, La Presse propose le dossier : Toujours trop et jamais assez – comment nous sommes entrés dans une ère de l’excès

L’hiver s’installe, le temps des Fêtes bat son plein et la publicité nous assure qu’il existe une imposante solution sur quatre roues pour nous permettre d’en profiter pleinement et sécuritairement. Pourtant, à cause de cette « solution », nous avons un gros problème. Ou plutôt un problème de gros véhicules. De gros véhicules eux-mêmes de plus en plus gros.

Il suffit d’ouvrir la radio, de consulter un média en ligne ou de prendre la route pour le constater : les véhicules de plus en plus imposants et énergivores sont partout et leur clientèle ne cesse de s’élargir. Vous aurez aussi de la difficulté à trouver la cour d’un concessionnaire automobile où la voiture dite traditionnelle domine le paysage. Bref, on les aime de plus en plus, nos « camions légers », qui incluent VUS et pick-ups !

Notre emballement collectif pour ces gros véhicules s’accélère : plus de quatre véhicules neufs sur cinq vendus en 2021 au Canada étaient des camions légers. En fait, leur nombre a explosé de 280 % entre 1990 et 2018 au pays.

Et il n’y a pas que leur nombre qui a explosé, leur taille aussi. Depuis environ 25 ans, la voiture moyenne commercialisée au Canada a vu sa masse augmenter de plus de 25 %. C’est énorme.

Malgré tout, on sait très bien que ces tendances vont à contre-courant des efforts pour lutter contre la crise climatique et annulent nos gains en efficacité énergétique. Elles expliquent entre autres la croissance continue des émissions de gaz à effet de serre du secteur des transports. Elles qui représentent maintenant environ 25 % des émissions totales au Canada et 45 % de celles du Québec.

En plus de leur impact sur le climat, les conséquences de cette dépendance aux gros véhicules sont directes et quantifiables, qu’ils soient à essence ou électriques : ils constituent une menace pour notre sécurité et celle de nos enfants, notre santé, grugent nos finances personnelles et publiques, causent davantage de congestion, réduisent la disponibilité du stationnement et abîment nos routes hâtivement !

En résumé, on se dirige vers un mur, mais on continue d’appuyer sur l’accélérateur.

« Ça prend ça ! »

Depuis quelques années, nous assistons donc à la « camionnisation » de notre parc automobile. Plus il y en a autour de nous, plus l’acquisition d’un VUS ou d’un camionnette nous paraît « normale », voire nécessaire. On connaît bien le discours qui entoure cette normalisation : « Au Québec, avec nos hivers, ça prend ça. » « J’ai une grosse famille et je fais beaucoup de plein air, pas le choix de me promener avec ça. » « Les routes sont tellement en mauvais état, je ne peux pas me rendre à destination si j’ai pas ça. »

Pourtant, nos hivers sont de moins en moins rudes, nos familles moins nombreuses qu’avant et, comble de l’ironie, nos routes sont justement plus rapidement endommagées par les véhicules plus lourds. Qu’est-ce qui a donc changé lors des dernières décennies ?

Une partie de la réponse réside certainement dans la trame narrative que la publicité a créée. Les motivations les plus souvent citées pour l’achat d’un camion léger, comme celles plus haut, sont aussi les plus récurrentes dans les publicités. Un hasard ?

Et contrairement à ce que plusieurs pourraient croire, l’effet de la pub n’est pas anodin sur les comportements d’achat. Un consensus scientifique existe depuis belle lurette à cet égard.

Selon une étude d’Équiterre, 79 % des publicités automobiles recensées dans la presse canadienne présentent des camions légers. Par ailleurs, à elle seule, l’industrie automobile représentait 21 % du total des investissements en publicité numérique seulement en 2018, ce qui la classait au premier rang de ce palmarès.

C’est pourquoi il est urgent de mieux réglementer les pratiques publicitaires de l’industrie automobile. Pour ça, un bouquet de solutions s’offre à nous : restreindre la représentation de la nature dans les publicités, s’assurer d’une plus grande transparence quant aux coûts associés aux véhicules (consommation de carburant, prix d’achat, etc.), imposer un plafond de pubs mettant de l’avant les véhicules les plus imposants et énergivores ou encore exiger que Radio-Canada ait des pratiques exemplaires à cet égard en tant que société d’État. Plusieurs pays comme l’Australie ou le Royaume-Uni ont d’ailleurs déjà agi en ce sens.

Car avant d’enlever des « gros chars » de nos routes, il faudra d’abord se les sortir collectivement de la tête. Du moins, l’image idéalisée et tordue que l’on s’en fait.

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