Jeannine est une femme forte. Je le sais parce qu’elle ne laisse rien transparaître du cauchemar qu’est sa vie. Elle préfère parler politique et rigoler ; les gens autour d’elle ne se doutent de rien !

Au fil des ans, il lui est quand même arrivé de me balancer des bribes de ses misères. Ces bribes sont comme les morceaux d’un puzzle qui a fini par prendre forme avec le temps. Un scénario digne d’un drame de fiction qu’elle préfère banaliser… comme pour moins sentir son supplice.

Jeannine a fui la guerre du Rwanda avec ses deux enfants vers le Cameroun, puis vers le Canada. Son mari est resté derrière à la première escale, emprisonné !

Vie de réfugiée

Il y avait d’abord les 10 années qu’elle a passé en stand-by comme réfugiée. Ce sont ses anecdotes qui m’ont fait comprendre ce qu’est vraiment la condition de réfugié.

Quand tu es réfugié, me disait-elle, à chaque coup à la porte, tu imagines que c’est la police qui vient t’emmener à l’aéroport pour t’expulser. Elle avait une valise toujours prête dans sa chambre. Sa hantise était d’être expulsée sans ses enfants. Elle avait des plans B pour toutes sortes de situations. Elle m’a avoué avoir même pensé donner ses enfants en adoption pour les sauver… et à plein d’autres scénarios qui accompagnaient ses cauchemars et meublaient ses insomnies !

Sa seule carte d’identité était un document « bleu ». Son étoile de David ; elle en avait si honte. Le document indiquait qu’elle n’a pas de statut au Canada et qu’elle est en voie d’expulsion. Statut qui lui fermait plein de portes pour les concours de ses enfants, pour les bons emplois…

La comptable d’expérience qui a étudié en Belgique avec un stage à HEC de Montréal s’est retrouvée à travailler dans les usines et à cueillir des légumes dans les champs pour survivre.

Il a fallu qu’elle apprenne à se battre comme réfugiée pour faire accepter ses enfants à l’école, car après l’âge de 16 ans, l’école n’est plus obligatoire. Elle se souvient d’un sit-in devant le ministère de l’Immigration rue Saint-Antoine, dans le Vieux-Montréal… Elle a revendiqué en criant le permis d’études pour son fils. Elle était prête à aller en prison pour ça… « Je ne veux quand même pas que mon fils devienne un bandit », avait-elle déclaré aux préposés, avant d’arracher le précieux document pour que son fils aille à l’école et ne rate aucun jour !

Comme Jeannine aime toujours terminer ses anecdotes avec des rires, elle m’a avoué que le jour où elle et ses enfants ont obtenu la résidence permanente, ils ont d’abord cru qu’il y’avait erreur, puis ils ont couru à grandes enjambées !

La fonceuse a parfaitement réussi son pari : sa fille de 28 ans est aujourd’hui médecin résidente, son fils est gestionnaire dans une grande entreprise québécoise. Jeannine, elle, est analyste à Téléfilm Canada.

Son mari

Légaliser son statut n’était cependant pas le seul défi de Jeannine. Elle traîne avec elle un autre boulet, bien plus lourd encore, depuis ses 23 ans d’immigration…

Au Rwanda, son mari, Jérôme Clément Bicamumpaka, membre de l’opposition, a été ministre des Affaires étrangères du gouvernement intérimaire à la suite des accords d’Arusha, qui visaient à mettre un terme à la guerre civile rwandaise.

PHOTO FOURNIE PAR NADIA ZOUAOUI

Jérôme Clément Bicamumpaka et Jeannine Hakizimana, à Arusha, en Tanzanie, en 2019

Du fait qu’il a été au gouvernement, Jérôme a été arrêté au Cameroun par le Tribunal pénal international. Il a passé 12 ans en détention préventive dans l’attente d’un procès. En 2011, Jérôme a été innocenté des 30 chefs d’accusation qui pesaient sur lui. Il a été prouvé qu’il était à l’extérieur du pays quand les faits dont il était accusé se sont déroulés. Il était aux Nations unies, en France et en Belgique, pour chercher de l’aide internationale en vue d’arrêter cette guerre qui s’était transformée en génocide.

Douze années de calvaire pour sa famille, de torture morale indescriptible pour Jeannine et ses enfants. Douze ans de vie sans le père qui verra grandir ses enfants à travers des vidéos… Douze années où Jeannine a multiplié ses démarches auprès de ses avocats québécois qui ont réussi à faire innocenter son mari et qui deviendront sa famille québécoise. Comme le montre cette vidéo où elle passe son premier Noël chez son avocate, Francine Veilleux.

Une fois Jérôme acquitté, Jeannine et ses enfants croyaient qu’ils étaient au bout de leur calvaire. Et pourtant, les Nations unies ont mis Jérôme et les autres acquittés du Tribunal pénal international dans une résidence sécurisée à Arusha, en Tanzanie, en attendant de leur trouver des pays d’accueil.

Des hommes reconnus innocents, censés être libres, mais qui n’ont aucune protection juridique, aucune pièce d’identité, ni aucun droit, même celui de travailler, d’avoir un numéro de téléphone ou même de parler à des journalistes.

Au lieu que l’acquittement de Jérôme soit une libération, il est devenu un véritable imbroglio de la justice internationale. Jeannine a revêtu son uniforme de Don Quichotte pour se battre contre les moulins à vent de la langue de bois des Nations unies et des politiques canadiennes. Et ça fait 10 ans que ça dure !

Le cauchemar ne s’arrête pas là

Les Nations unies ont décidé de déplacer ces hommes au Niger… jusqu’au 22 décembre. Ils devront ensuite partir. Les Nations unies se dégagent alors de toute responsabilité : on vous loge pendant un an puis vous faites votre vie dans le pays le plus pauvre et le plus dangereux d’Afrique !

Jérôme est atteint d’un cancer et il a besoin de soins qu’il ne peut pas recevoir au Niger. À partir du 22 décembre, il sera dans l’illégalité et pourra être emprisonné ou expulsé au Rwanda, où il craint pour sa vie !

La santé de Jeannine n’est pas au top non plus. Après 23 ans de galère, ça se comprend. À notre dernière conversation, elle m’a appris qu’elle avait une insuffisance rénale et qu’elle devait bientôt avoir besoin d’une transplantation. Pour l’instant, elle préfère ignorer la chose, parce que même les reins défectueux de Jeannine peuvent attendre !

Elle veut aujourd’hui parler aux journalistes et rendre publique son histoire. Elle est même prête à écrire une lettre au père Noël. Si jamais le premier ministre Justin Trudeau se déguise en père Noël cette année, il trouvera la lettre de Jeannine… c’est maintenant le seul qui peut prendre une décision politique !

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