Après toutes ces chemises déchirées, que peut-on ajouter sur le malheureux discours en anglais du PDG d’Air Canada ? Peut-être parce que l’émotion du moment est retombée, il est intéressant de réexaminer cet évènement à travers la lentille des lunettes ESG (pour critères environnementaux, sociaux et de gouvernance).

Le discours et sa défense par Michael Rousseau ont été ressentis comme une offense au nationalisme québécois, un flash-back aux années que l’on croyait révolues de la vendeuse unilingue chez Eaton.

L’évènement a surpris. Les leaders anglophones du milieu des affaires de Montréal sont généralement bilingues, les réfractaires ayant pris l’avion il y a longtemps. Les exceptions sont le plus souvent des dirigeants nouvellement recrutés à l’extérieur du Québec.

Air Canada n’a pas pu fuir à Toronto, car le maintien du siège social à Montréal et le respect de la Loi sur les langues officielles sont les deux conditions imposées à sa privatisation, en 1988. L’entreprise les endure telle une punition, comme en attestent les critiques répétées du Commissariat aux langues officielles.

Citoyens du monde désincarnés

Dans son rapport de développement durable intitulé Citoyens du monde, Air Canada a dessiné un diagramme illustrant l’importance relative de ses différents enjeux ESG. Les cinq premiers sont la sécurité, la performance économique, la protection des données et des renseignements personnels, les pratiques et politiques commerciales éthiques et le lien de confiance avec la clientèle. La consommation de l’énergie arrive seulement au neuvième rang !

La « conscience sociale » figure encore plus loin dans le diagramme, manifestement dans l’angle mort de son PDG et de son conseil d’administration.

Dans l’abstrait, nous sommes tous des citoyens du monde, comme dans le rapport d’Air Canada, surtout quand on pense aux menaces planétaires comme les changements climatiques. Toutefois, nous sommes avant tout des citoyens de collectivités locales et de nations spécifiques dans nos identités, nos attachements et nos solidarités. N’y voyons pas de contradictions, car les identités multiples sont propres aux sociétés modernes, pense le philosophe Charles Taylor.

Air Canada devrait être attentive aux différences culturelles, elle qui permet aux Montréalais, aux Québécois et aux Canadiens de visiter le monde et de l’accueillir en retour.

Or, avec son siège social à Montréal, ne pas connaître ni respecter la sensibilité linguistique des francophones – ici une manifestation du « S » dans ESG – constitue de l’aveuglement volontaire. Pour un transporteur soucieux de son image, voilà aussi une faute de gouvernance qui, cette fois, met en cause la dernière lettre du sigle.

En tirer les bonnes leçons

On espère que le discours servira de leçon, qui mènera à des changements plus conséquents que les seules leçons de français que promet de suivre M. Rousseau. Les scandales et les crises sont des évènements à ne pas gâcher. Ils révèlent des négligences, des failles et parfois même des problèmes graves, sous-estimés ou méconnus, qui exigent un coup de barre plus sérieux que de plates excuses ou des pubs léchées.

Les rapports de développement durable ou de responsabilité sociale publiés par les entreprises sont encore plus souvent des outils de marketing joliment illustrés qu’une source d’information rigoureuse destinée aux investisseurs. Celui d’Air Canada en est un bel exemple ; il faut fouiller ailleurs pour trouver les mesures de son empreinte carbone.

La création prochaine de l’International Sustainability Standards Board (ISSB) normalisera la divulgation des informations ESG, qui sera rendue obligatoire par les régulateurs, et facilitera grandement les décisions des investisseurs qui veulent se garder des mauvais risques et profiter des occasions d’affaires offertes par les entreprises responsables.

Rappelons que cet ISSB établira à Montréal un bureau aussi important que son siège de Francfort, a promis Erkki Liikanen, président de la Fondation IFRS, initiatrice du projet.

Pourtant, les bourdes comme celle de M. Rousseau ont peu de chances de se retrouver dans la divulgation des entreprises, malgré les normes internationales à venir, même si elles sont parfois le signe d’un problème de gestion.

Le cas qui nous occupe a fait les manchettes au Canada et même celle du Wall Street Journal. Mais ces évènements n’ont pas tous cette visibilité.

C’est pourquoi les investisseurs font de plus en plus appel à l’intelligence artificielle (IA) pour analyser des masses d’informations qualitatives, non structurées et tirées de sources partout dans le monde, y compris les réseaux sociaux. Y a-t-il débordement d’un bassin de résidus miniers toxiques en Afrique du Sud ? Une grève en France ? Un satellite détecte-t-il les émanations de méthane d’une usine au Brésil ? On ne veut pas attendre le prochain rapport annuel pour l’apprendre. Malheureusement, les outils actuels se limitent aux sources en anglais.

La place financière de Montréal a résolument pris le virage de la durabilité et, pour certaines institutions, depuis plusieurs années déjà. Mieux encore, on assiste maintenant à un rapprochement avec notre réputé écosystème de l’IA pour développer de nouveaux outils de prévision – espérons-les multilingues – qui compléteront l’analyse financière traditionnelle.

Ces renseignements sont essentiels, car la valeur des entreprises dépend de plus en plus d’actifs intangibles comme la marque de commerce, la réputation et les enjeux ESG. Les crises qui surviennent peuvent affecter la perception de cette valeur.

Coïncidence ? L’action d’Air Canada a perdu environ 12 % depuis le discours de son PDG, mais c’est aussi le cas des compagnies rivales. Dans l’affaire Rousseau, la faute a choqué les Québécois, mais sa gravité ne passe pas encore le test de la matérialité financière, au sens d’affecter la rentabilité future d’Air Canada. Les critères ESG de la finance durable ne nous sauveront pas de la bêtise.

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