La protectrice du citoyen, Marie Rinfret, a dit clairement que ce qui s’est passé dans les CHSLD du Québec pendant la première vague de COVID-19 est une catastrophe due à un énorme déficit organisationnel. Mais, au-delà du nombre de morts, ce sont les conditions dans lesquelles beaucoup de ces aînés ont perdu la vie qui sont encore plus épouvantables.

Imaginez ce qu’éprouve une personne âgée et vulnérable traversant ce passage sans qu’aucun visage familier ne la tienne par la main pour l’accompagner. On cherche partout des coupables. Pourtant, la vérité, c’est que nous sommes tous coupables à différents degrés. En cause, cette hécatombe est le résultat d’un choix sociétal. Nous avons collectivement décidé, à tort ou à raison, de confier les soins aux vulnérables de nos familles et les rites funéraires, à de tierces personnes, car nous ne sommes plus capables de composer avec ces étapes de la vie. Entendons-nous bien, je ne donne de leçon à personne ici. Je dis simplement qu’avant, la vieillesse, la mort et les rites mortuaires se passaient dans les maisons.

Maintenant, les business funéraires nous offrent des services clés en main, car la mort nous dérange autant que la grande vulnérabilité qui accompagne la vieillesse avancée. Néanmoins, mourir seul est une épouvantable épreuve pour un être humain.

Il faut se souvenir de notre histoire pour mieux comprendre. Je vous raconte. Après avoir terminé le projet de l’animal que nous sommes, la nature lui a dit : « Je t’ai pourvu d’un cerveau qui sera la pièce maîtresse de ta domination sur le reste du vivant. Il possède près de 100 milliards de neurones et chaque neurone peut se connecter à des milliers d’autres. Ce qui crédite un individu moyen de plus de connexions nerveuses qu’il n’y a d’étoiles dans la Voie lactée. Ce cerveau représente 2 % de la masse de ton corps, mais consommera jusqu’à 20 % de toute ton énergie. Dans le corps de ton poupon, ce cerveau accaparera jusqu’à 70 % de l’énergie provenant du lait maternel. Mais encore plus, à la fin de la grossesse, c’est 90 % de l’énergie fournie par la mère au nourrisson qui sera stockée dans le corps pour alimenter la seule croissance de cet incroyable moteur de l’intelligence collective et du savoir cumulatif de l’humanité. Cela dit, je dois aussi malheureusement te dire qu’en te gratifiant de ce gros cerveau qui te permet de te souvenir du passé, de vivre le présent et de te projeter dans le futur, je t’ai aussi légué un gros problème : l’anxiété face à la mort que tu verras inévitablement arriver devant toi. Cette peur de la mort développera encore plus ton intelligence, car tu vas te gratter la tête et inventer de nombreuses sciences médicales et façons de faire pour repousser ta date de péremption. En fait, c’est toute ton existence qui sera organisée et rythmée en fonction de cette date fatidique. »

Évidemment, au tout début de leur existence, les humains ont tout de suite pensé à la possibilité d’échapper à la mort. Mais dame Nature nous a sortis rapidement de notre rêve en précisant : « Vous éviter de mourir n’est pas une option. En cause, passé un certain âge, un corps humain coûte trop cher à réparer. C’est pour ça que, comme solution de remplacement, je vous propose d’enfanter et de faire de vos rejetons des porteurs de la suite de votre existence génétique. J’ai toujours pensé qu’investir de cette façon dans un petit char neuf était plus judicieux qu’essayer de retaper la même vieille voiture pour l’éternité. Autrement dit, l’immortalité dans ce bas monde, je l’ai en partie soigneusement cachée dans la rencontre entre un spermatozoïde et un ovule. J’ai bien dit en partie, car vous pouvez aussi accéder à une forme d’immortalité en célébrant l’amour, la générosité et la bienveillance envers le reste de la création, qui, il faut le rappeler, sont aussi importants que la simple transmission des gènes chez les animaux hautement sociaux que vous êtes. »

Depuis ce grand jour, dans le contrat que les parents font signer au bébé naissant, il y a en petits caractères une clause indiquant que chacune de ses respirations en sera une de moins sur le chemin qui mène à la mort. La vie humaine, disait ma mère, qui vient de nous quitter, est une promenade sur un globe. Un chemin où le point de départ et le point d’arrivée se confondent. Aussi, même si on a l’impression de s’éloigner en vieillissant, la nature nous ramène inévitablement à boucler la boucle.

Pendant que la naissance se superpose à la mort, la vieillesse ramène à l’enfance dans toute sa vulnérabilité. C’est aussi pour cette raison qu’accompagner les mourants comme on couve un bébé est si essentiel.

Pour ceux qui célèbrent encore la fête du petit Jésus, l’histoire de Balthazar offrant de la myrrhe, une résine qui servait à embaumer les morts, à des parents célébrant une naissance, raconte de façon métaphorique ce jumelage intime entre le début de la vie et sa fin.

Malheureusement, si le bébé exerce un magnétisme sur nous, la mort nous terrorise. Arrivé un peu trop tard au Sénégal, je n’ai pas eu le temps de voir le corps inerte de ma mère, mais mes frères et sœurs qui étaient présents parlent du profond sentiment de tristesse et d’angoisse qui squatte encore leur esprit et leur cœur. Entre la culpabilité d’éprouver un certain effroi devant le cadavre de sa mère qu’il a aimée profondément et la nécessité de s’occuper décemment de sa dépouille, Sapiens a inventé ces thérapies collectives que nous appelons des rites funéraires.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

L’église Notre-Dame-de-la-Consolata, fermée à cause de la COVID-19, au printemps 2020

Dans ma culture sénégalaise d’origine, ces célébrations sont des occasions de partager la douleur de la famille éprouvée, de prier, mais aussi de se remémorer collectivement le caractère éphémère d’une vie humaine et la nécessité de semer le bien pendant notre court passage sur la Terre. Ainsi, des centaines de personnes sont entrées dans notre maison familiale pour nous manifester leur solidarité de cœur et nous dire ce que maman avait fait de bien pour eux. Nous avons pleuré en silence et en avons calmé d’autres qui ont éclaté en sanglots en constatant le grand vide provoqué par le départ de ma mère, cette orpheline de naissance aux yeux toujours tristes qui a voulu sauver tous les enfants vulnérables autour d’elle.

Toutes ces manifestations de solidarité nous ont fait du bien et nous ont rappelé, comme le disait souvent maman, que l’humain est le meilleur remède pour son prochain – O kin, o kin refou tékhoum, en langue sérère. Les funérailles sont aussi des occasions de renouveler le pacte de solidarité et d’entraide avec la famille élargie et la communauté d’appartenance. C’est de cette façon, disaient nos anciens, que la mort insuffle l’envie de vivre dans un village. Ce sont toutes ces étapes qui aident à sublimer la mort que de nombreuses familles n’ont malheureusement pas pu faire à cause de la COVID-19.

Merci à vous chers amis, parents, lecteurs et lectrices de ces pages, et autres complices virtuels qui m’ont envoyé des milliers de messages pour témoigner de votre solidarité de cœur, mais aussi pour me raconter comment la disparition de votre maman, grand-maman, papa ou grand-papa a bouleversé votre existence. Notre grand cerveau nous permet cette capacité de voyager très loin dans le temps et de ressusciter à volonté les morts dans nos souvenirs.

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