La médecine familiale est devenue, au fil de diverses réformes, l’un des lieux les plus importants de l’accès aux soins de santé au Québec. On entend régulièrement les différents partis politiques promettre que chacun aura bientôt son médecin de famille. Les ministres de la Santé alternent entre incitations financières, blâmes et négociations pour rendre ceux-ci plus accessibles à la population.

La première ligne des services publics, ce n’est plus l’hôpital ni le CLSC de son secteur. Elle passe désormais par les groupes de médecine de famille (GMF) avec l’établissement d’un lien durable avec ce médecin de famille promis à chaque citoyen. Les médecins de famille sont ainsi placés dans une posture d’accès aux soins définie comme incontournable et indispensable. Le citoyen qui n’a pas le sien se trouve, de ce fait, privé d’une grande partie des soins publics de notre système de santé.

Les instances régulatrices officielles en médecine (Collège des médecins, Fédération des médecins omnipraticiens du Québec, etc.) semblent, de prime abord, pleinement approuver cette large mission d’accessibilité aux soins confiée aux médecins de famille. Elles définissent le rôle des médecins comme « piliers », « chefs d’orchestre » et « leaders intégrateurs des soins » sur lequel les patients peuvent s’appuyer. Dans les facultés de médecine, on présente le médecin de famille comme la personne qui utilise son expertise médicale pour répondre aux besoins des patients dans « toute la complexité de l’humain et de son environnement » qui les soigne dans leur « globalité » à toutes les étapes de leur vie et qui est la « défenseur de l’équité » en lien avec tous les déterminants de la santé (physiques, sociaux, et environnementaux).

Ces descriptions officielles du rôle confié à la médecine familiale ont tout pour nous convaincre qu’on ne peut se passer d’un médecin de famille. Idéalement, c’est toujours vers lui qu’on devrait se tourner lorsqu’on a des problèmes de santé.

Mais de quelle santé parle-t-on, au juste ?

La médecine familiale s’inscrit de nos jours dans une définition de la santé qui a beaucoup évolué. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) la définit comme « un état de complet de bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ». Comprise ainsi, la santé tend vers un idéal philosophique humaniste du bien commun qui va bien au-delà du terrain traditionnel de la médecine.

Le pari de la pensée humaniste, il est bon de le rappeler, suppose que pour envisager l’expérience humaine dans toute sa complexité il faut s’appuyer sur une pluralité de savoirs et de perspectives. La pluralité des savoirs est le seul trajet éthique qui permet d’humaniser les soins. Dit simplement, c’est une pluralité de soins dont nous avons besoin pour être en santé.

Si les médecins de famille se réclament de cette définition de la santé, force est d’admettre qu’il leur est impossible d’incarner à eux seuls une pluralité de perspectives et de savoirs sur la santé. Comme la plupart des soignants, les médecins ont un angle privilégié et celui-ci les oriente davantage vers une perspective biomédicale de la santé. C’est un savoir considérable et très important. Mais il n’offre certainement pas réponse à tous les problèmes de santé des citoyens. En faisant du médecin de famille le gardien détenant les clés de l’accès aux soins, toutes les formes de souffrance ne risquent-elles pas de venir cogner à sa porte pour demander asile ? Les attentes peuvent alors être infinies, et c’est ce qui s’observe sur le terrain. De plus, le vieil adage nous met en garde contre la surmédicalisation qu’un tel discours entraîne : quand on n’a qu’un marteau, tout ressemble à un clou.

Il y a ici méprise, à notre avis, sur l’accessibilité aux soins qui, en aucun cas, ne peut reposer sur une seule approche, un seul intervenant, comme c’est le cas dans la proposition actuelle d’un médecin de famille pour tous. Certes, on nous objectera que des infirmières praticiennes spécialisées, des infirmières, des travailleurs sociaux, des pharmaciens, des nutritionnistes, des psychologues offrent aussi des soins dans la structure actuelle des GMF. Mais ne les perd-on pas complètement de vue dans le débat actuel sur l’accessibilité aux médecins de famille ? Tout comme on perd bien concrètement la possibilité de les consulter si on perd son médecin de famille.

« L’échec » des médecins de famille à assumer la fonction d’accessibilité aux soins publique devrait nous ouvrir les yeux. Le choix politique de notre société de faire reposer l’accès principal aux soins publics sur une expertise biomédicale – tout en affirmant que l’approche est globale et plurielle – entraîne inévitablement de la confusion, des angles morts et des effets indésirables.

On nous martèle que le problème est que trop de patients attendent encore leur médecin de famille. Nous avons plutôt l’impression que le problème n’est pas posé correctement. À force d’attendre Godot, on semble avoir oublié qui il était, et même pourquoi on l’attendait. La promesse, à force d’être répétée, nous déresponsabilise et nous dépolitise, nous empêchant de voir qu’il nous appartient collectivement de définir l’accessibilité aux soins.

Les choix en matière de santé sont, d’abord et avant tout, des choix politiques et démocratiques. Le soin est au cœur du vivre ensemble et lorsqu’il est menacé, c’est la société entière qui pâtit. Le choix des lieux d’accueil des problèmes de santé des Québécois ne peut certainement pas être défini en vase clos entre des syndicats de médecins et le gouvernement. Ce n’est pas un simple enjeu administratif, encore moins un levier de négociation ou de menace à exercer sur des soignants. La santé, dont le financement occupe plus de 50 % du budget de l’État, est, au même titre que l’éducation, un lieu de solidarité et d’égalité, un des fondements de notre État de droit. Il est de la responsabilité de tous d’en dresser les contours.

Nous pensons qu’il est important que des citoyens et des experts de divers horizons puissent contribuer à éclairer la nature de ce qui est actuellement confié à la médecine familiale et d’aider à dégager de nouvelles formes à cette fonction d’accueil de la souffrance des patients. À voir surtout comment mieux en partager la mission entre tous ceux qui ont à cœur de soigner, autant professionnels de santé que patients partenaires de leurs propres soins. C’est un regard pluriel, imaginatif et véritablement humaniste sur les soins dont nous avons le plus criant besoin. La santé est notre bien commun, cela nous appartient.

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