En choisissant la présidente de l’institut de sondage Angus Reid pour animer le débat en anglais précédant les élections fédérales, le consortium médiatique chargé de l’organiser espérait peut-être lui donner une dimension impartiale, voire « scientifique ». Si c’est le cas, le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est raté. Sur l’un et l’autre points.

À en croire Angus Reid, fondateur de la firme du même nom, l’« hystérie » provoquée chez les francophones par la question de Shachi Kurl sur les projets de lois « discriminatoires » du Québec est absurde. Ses collègues et concurrents sur le marché des sondages ne seront peut-être pas du même avis, quoi qu’ils puissent personnellement penser de ces lois.

Car si la question a porté un rude coup à la fierté québécoise, elle en porte un autre, bien moins remarqué mais non moins rude, à la crédibilité de leur propre activité. Et la défense d’Angus Reid n’aidera pas à la restaurer : bien que docteur en sociologie, il ne semble pas parvenir à déceler le moindre problème dans cette question.

On aimerait le sonder sur un point qui lui rappellera ses lointaines études : « Pensez-vous que les questions posées par les professionnels des sondages devraient être aussi neutres que possible ? »

Ou, si l’on préfère s’inspirer des normes méthodologiques de la présidente de son institut : « N’admettez-vous pas qu’il est terriblement malhonnête de biaiser une question avec ses propres certitudes ? » Le sujet est le même, mais la formulation change tout.

En anglais, langue du débat, on parlerait là d’une loaded question : l’expression évoque moins un simple biais qu’une triche préméditée (loaded dice : dé pipé). Mais dans les deux langues, on admet en général que ce n’est pas une pratique recommandable, que la conviction que l’on cherche à imposer soit justifiée ou non. Et même si l’on a manqué Sociologie 101, on a pu apprendre en Philosophie 101 à détecter ce qu’on appelle une « pétition de principe » : le fait d’évoquer comme allant de soi un point qui reste à démontrer (« Sur quel sujet les médias dominants font-il le plus mauvais travail […] ? » demandaient ainsi les sondeurs de Trump en 2016).

En questionnant un politicien, Mme Kurl ne sondait certes pas un citoyen ordinaire, mais son message s’adressait bien au public en général. Et surtout, c’est bien en tant que professionnelle des sondages qu’elle officiait, à moins qu’elle n’ait été choisie au hasard dans la rue, ce qu’il aurait été bon de préciser.

Curieusement, son intervention semble reproduire avec une symétrie digne du Jour de la marmotte la semblable scène vécue lors d’un débat des élections de 2019, où une question similairement biaisée avait été posée sur le même thème, soulevant un identique émoi. À ceci près qu’elle émanait alors d’une journaliste du HuffPost, Althia Raj. Entre deux interrogatrices professionnelles pareillement incapables de formuler une question qui honore le cadre assez solennel de leur mandat d’un soir, la différence peut ne pas sauter aux yeux. Or, il existe une nuance de taille dans ce qu’elles sont supposées représenter.

Chez les journalistes, la légitimité des opinions personnelles est un sujet de débat inépuisable depuis le XIXe siècle au moins. Que l’on éprouve ou non de l’enthousiasme pour les certitudes a priori, le journalisme d’opinion peut revendiquer une longue tradition, en particulier dans les pays latins. Force est par ailleurs de convenir qu’il a puissamment contribué en son temps à sauvegarder l’identité canadienne-française. Sans compter que toutes les conceptions de ce métier, de la plus factuelle à la plus idéologique, s’accommodent fort bien d’un brin d’agressivité dans le questionnement.

Il en va tout autrement pour les sondeurs, chez qui la légitimité des convictions personnelles est réputée nulle. Non seulement parce que leur légitimité démocratique à agir sur l’opinion publique est également nulle, mais aussi parce que leur profession repose sur la promesse souvent répétée de ne fournir qu’une « photographie » objective de l’opinion à un moment donné. Promesse collective s’appuyant elle-même sur une expertise méthodologique censée la garantir.

En 1992, le fiasco d’une question (très) mal formulée par l’institut Roper avait même poussé son concurrent Gallup à refaire gratuitement son sondage, avant que Roper ne le refasse à son tour. On ne s’attend pas vraiment à ce qu’Angus Reid (que ce soit l’homme ou la firme) repose la question du débat dans les règles de l’art. Mais on serait curieux de savoir si la nouvelle image de ce métier offerte par Mme Kurl est appuyée par ses pairs. Elle serait dans ce cas le signe d’une évolution significative de la vie publique : en renonçant à la crédibilité construite sur leur posture d’observateurs techniques pour goûter aux satisfactions morales du militantisme, les sondeurs se rallieraient à leur tour à la subjectivation exaltée du débat public contemporain. C’est d’ailleurs sur Twitter qu’Angus Reid a dénoncé l’« hystérie » ambiante. Sûrement l’endroit idéal pour en parler calmement…

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