Si les démocraties libérales chérissent les droits et libertés qu’elles confèrent, elles apprécient beaucoup moins les devoirs qu’elles commandent, ce que l’on constate clairement et tristement aujourd’hui alors qu’uniquement 66,5 % des Québécois et Québécoises peuvent prétendre au titre de véritables citoyens.

66,5 % : voilà bien le faible pourcentage de Québécois admissibles qui sont à ce jour adéquatement vaccinés. Autrement, le tiers de nos concitoyens choisissent sciemment – parce que cette fois-ci, tant l’efficacité de la campagne de vaccination est impressionnante, nous ne pouvons pas excuser notre irresponsabilité en arguant l’incompétence de l’État – de ne pas participer à cet effort véritablement collectif qu’est la vaccination.

Pour reprendre une expression bien de chez nous, le tiers de nos concitoyens semblent ainsi vouloir le beurre, l’argent du beurre et les faveurs de la crémière : ils désirent les profits de leur citoyenneté sans payer ses obligations, ne manquant pas ainsi de ressembler à ces riches qui, tout en souhaitant routes, assurance maladie, police et éducation – et tous ces autres biens que nous procure notre collectivité –, se complaisent à éviter l’impôt autant qu’ils le peuvent. Dans les deux cas, la majorité véritablement citoyenne souffre des affres d’une minorité faussement citoyenne, qu’il s’agisse de l’impossibilité d’atteindre une véritable immunité collective ou des manques à gagner dans les coffres de l’État.

Il faut toutefois avouer que l’idée de qualifier les Québécois qui refusent le vaccin ou qui évitent l’impôt de « faux citoyens » ne manque pas de choquer. Après tout, la citoyenneté n’est-elle pas acquise une fois pour toutes ? N’est-elle pas, à l’image des droits de l’homme, « inhérente et inaliénable » dans son pays ? J’aimerais soutenir que non et qu’au contraire, cette notion politique au très noble pedigree est conditionnelle à sa réalisation constante.

Pour le dire ainsi, du point de vue moral – à savoir comment les choses devraient être idéalement –, la citoyenneté doit être performée justement pour être conservée.

Cette thèse est d’emblée difficile à admettre tant nous sommes habitués, au sein des démocraties occidentales libérales, à asseoir notre compréhension du politique sur la fiction d’un individu autosuffisant et fondamentalement libre, ne répondant d’aucune dette. Comme si elle était l’île du Robinson Crusoé de Defoe, cet individu entre dans la collectivité avec la capacité – d’ailleurs assez surnaturelle et étrange – de la soumettre à ses droits et libertés inaliénables et inhérents, sans pour cela devoir faire quoi que ce soit, sa simple humanité suffisant à lui octroyer ce privilège. Cet individu fictif, sur lequel s’érigent, au passage, la plupart de nos théories économiques, jouit dès lors de l’ampleur des biens de sa collectivité, sans devoir, normativement, y participer activement. Après tout, ce sont bien, et surtout, des chartes de droits qui régissent nos États.

Toute liberté individuelle peut toutefois aussi bien être conçue comme un devoir individuel ou collectif. Par exemple, la liberté d’association se traduit aisément en un devoir de permettre l’association, le droit à la vie en un devoir de ne pas porter atteinte à la vie, etc. Je suppose qu’il est possible de réaliser le même exercice pour tous les droits et libertés de nos chartes. Mais cette traduction n’est-elle pas que sémantique ?

En fait, elle m’apparaît absolument fondamentale puisqu’elle inverse complètement notre rapport à la politique et, a fortiori, à notre collectivité. Tout compte fait, traduire nos droits en devoirs revient à substituer la citoyenneté au sujet de droit comme pierre angulaire de notre société ; cela revient à substituer le devoir positif (que l’on agit pour autrui) au droit négatif (que l’on revendique pour nous-mêmes). Il ne s’agit plus alors, comme le voulait la grande phrase de Kennedy, de se demander ce que notre pays peut faire pour nous, mais ce que nous pouvons faire pour lui. Forts de nos devoirs interpersonnels, nous veillons solidairement les uns sur les autres, sortis de l’état de nature de nos droits individuels.

Et peut-être qu’ainsi cesserions-nous de souffrir collectivement l’absence d’une citoyenneté forte et aguerrie. Car depuis le début de cette pandémie, nous payons bien ensemble de choix personnels et égoïstes – ne pensons qu’à tous ces soupers de Noël clandestins, où d’innombrables Québécois ont troqué la solidarité collective pour le plaisir nucléaire.

Et il faut bien voir que si nous devions assister à l’apparition de mesures gouvernementales plus coercitives – un passeport sanitaire généralisé à la française, en l’occurrence – pour juguler la pandémie, ces mesures ne seront pas tant imposées par notre gouvernement qu’elles seront le résultat de tous ces faux citoyens qui auront refusé le vaccin, tout comme l’austérité est partiellement causée par le vil usage des paradis fiscaux.

Évidemment, les raisons qui motivent ces individus à agir ainsi sont sans doute fonction d’autres devoirs que nous n’avons pas remplis, en éducation, notamment.

Le titre de citoyen, pour conclure, a cette dignité qu’il en est un qui se mérite et se cultive dans la reconnaissance de notre insertion dans nos collectivités. Et à constater l’ampleur des défis auxquels nous aurons à faire face dans les prochaines décennies, nous ne pouvons qu’appeler de nos vœux les plus sincères le retour du citoyen, c’est-à-dire l’appel du devoir. Entre-temps, nous persisterons à « récompenser » par des loteries vaccinales et autres gadgets publicitaires des actions qui devraient aller de soi.

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