C’est par un froid matin de novembre qu’Anne prit la courageuse décision de dénoncer son viol perpétré dans la maison familiale. Après sa déposition faite dans l’absence totale d’intimité devant un personnel entièrement masculin, elle subit trois autres interrogatoires serrés durant lesquels elle dut défendre sa morale, sa vertu et ses comportements.

Les moindres détails de sa vie intime, personnelle et sexuelle furent retournés par l’inquisition judiciaire afin de déterminer si ses gestes et ses paroles pouvaient être répréhensibles et considérés comme des circonstances atténuantes. L’accusé fut également interrogé et profita de sa tribune pour la dénigrer sans relâche et lui reprocher de dénoncer une relation pour laquelle elle avait donné son consentement. La justice exigea également qu’Anne soit confrontée à son agresseur lors d’une dernière interrogation commune avant le rendu de la sentence.

À chaque interrogatoire, Anne devait revivre le traumatisme de son agression et son intimité fut révélée sur la place publique. Rien n’échappa au regard inquisiteur de la machine judiciaire devant retourner toutes les pierres avant de rendre jugement. Pour être crédible et entendue, Anne dut se présenter comme la parfaite victime.

Cette histoire tragique et violente ne s’est pas passée dans un tribunal québécois en 2021… mais bien à Toulouse en 1710. À cette époque, le Québec était toujours la Nouvelle-France et la téléconférence était tout simplement impensable. Pourtant, le parcours de la survivante Anne ressemble honteusement à celui de nos mères, filles, sœurs et amies qui, aujourd’hui, font le choix courageux de dénoncer leur agresseur devant la justice.

Les recherches sur l’histoire des violences sexuelles démontrent sans l’ombre d’un doute – même raisonnable – que l’appareil judiciaire effraie et décourage les victimes1.

La longueur des procès, la lourdeur de la procédure, le bombardement de questions, la médiatisation de l’agression, les attaques de la défense et la froideur du palais de justice sont tous des facteurs pouvant décourager une survivante de recourir à la justice. Si ces facteurs sont connus, étudiés et enseignés, pourquoi alors s’obstiner à ne pas agir rapidement et concrètement ? Comment expliquer et, surtout, justifier, la lenteur des réformes ? Comment expliquer que des victimes comme Juliette Brault et les 17 signataires d’une lettre ouverte sortent encore traumatisées de l’engrenage judiciaire ?

Le Québec peut rapidement agir pour offrir aux victimes de violences sexuelles et conjugales le soutien qu’elles méritent.

La création d’un tribunal spécialisé, brillamment proposé par Véronique Hivon dès 2018, pourrait combler de nombreuses lacunes dans l’accompagnement et le soutien de ces trop nombreuses victimes. Nous avons à portée de la main les outils pour réformer le système judiciaire en matière de violences sexuelles et conjugales, mais refusons de les mettre en place. Comment, dès lors, se s’étonner que de nombreuses femmes ne fassent tout simplement pas confiance au système judiciaire et préfèrent souffrir en silence plutôt que de souffrir devant la justice ?

Un tribunal spécialisé pourra certes combler plusieurs lacunes, mais sa seule création ne pourra régler tous les problèmes qui gangrènent le système.

Les voix des victimes sont claires lorsqu’elles sont réellement écoutées : c’est l’ensemble du système qu’il faut réformer. La création de centres spécialisés en violences sexuelles et conjugales est une solution.

Ces centres pourraient réunir sous un même toit des experts judiciaires et médicaux pouvant accompagner les victimes dans toutes les étapes du procès sans qu’elles soient forcées de naviguer à tâtons dans le labyrinthe opaque de la justice criminelle. Elles pourraient y faire leur déposition auprès d’agents spécialement formés dans un endroit sécuritaire protégeant leur anonymat et respectant leurs souffrances pour mettre fin aux horribles « plaintes sur le coin du comptoir ». Elles pourraient ensuite recevoir le soutien de psychologues spécialisés en violences sexuelles et conjugales. Et pourquoi ne pas offrir un service de garde pour les enfants lorsque les parents doivent s’absenter pour le travail ou pour le procès puisqu’on sait que la protection de la famille est l’un des premiers freins à l’action judiciaire des victimes de violences conjugales ? Plus important encore, elles pourraient assister à leur procès à partir d’une salle de téléconférence spécialement aménagée pour elles afin d’éviter la perfide confrontation physique dans la salle du procès.

Osons aller plus loin. Le Québec pourrait aisément se doter d’un réseau panquébécois de centres spécialisés en violences sexuelles et conjugales partageant une architecture commune pour être facilement reconnaissables sur le modèle de la signature visuelle des écoles du Québec. Ces centres seraient ainsi, à la fois des phares et des forteresses, pour appuyer et protéger les victimes de violences sexuelles et conjugales. Des campagnes de formation et de sensibilisation pourraient être menées par des équipes de ces centres pour répondre aux besoins immédiats de leur communauté.

Il est temps d’accompagner dignement celles et ceux faisant le choix de dénoncer leur agression devant la justice. Les victimes ont parlé, il faut maintenant agir.

1. Nous recommandons fortement la lecture du dernier numéro de la revue Clio intitulé Abuser/Forcer/Violer paru en 2020 et dans lequel nous avons fait une contribution.

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