Il existe un sentiment particulier qui est celui de l’inquiétante étrangeté. Freud en a longuement parlé dans son ouvrage pareillement intitulé. Ce sentiment est associé à l’angoisse et il est déclenché par quelque chose qui s’avère inquiétant pour un individu. L’inquiétante étrangeté participerait en fait de l’émergence à la conscience de ressentis traumatiques réactivés depuis la confrontation avec un élément actuel de la réalité extérieure.

C’est ainsi que des personnes troublées à la vue du voile islamique et qui s’y opposent invoquent à l’appui de leur point de vue des souvenirs liés à un vécu religieux répressif jadis personnellement subi. Par le voile interposé, elles ressentent l’angoisse suscitée par ce vécu antérieur fait de limitations de toute sorte, d’interdits exagérés et d’une vision infériorisante des femmes.

C’est pourquoi nombre de femmes occidentales qui clament haut et fort leur féminisme s’avèrent néanmoins incapables de solidarité avec les femmes musulmanes porteuses du voile. Elles ne voient pas la femme dans la musulmane, rien que son voile, tel l’antisémite qui ne voit que le Juif dans l’homme, le raciste la couleur noire de la personne en face de lui, le misogyne la femme, ainsi que l’a très bien fait ressortir Memmi dans son Portrait d’un Juif.

Dans nos sociétés occidentales cosmopolites où les églises des religions chrétiennes traditionnelles sont pratiquement vides, le voile des musulmanes n’est d’ailleurs pas sans nous rappeler les représentations imagées de la vierge Marie, une femme juive voilée du Moyen-Orient.

Freud a très bien su expliquer que l’émergence à la conscience du refoulé n’est jamais souhaitée, et que l’on tient plutôt à garder enfouis les émotions et contenus déplaisants qui peuvent surgir de l’inconscient et générer chez nous un sentiment d’inquiétante étrangeté. En conséquence, quiconque provoque chez son semblable – intentionnellement ou non – la manifestation d’un tel sentiment épeurant est susceptible de rejet social.

Cela nous permet de comprendre la peur et le refus du voile islamique, l’inquiétude suscitée par la kippa des juifs et le turban des sikhs. Ces pièces de vêtement font peur à des individus dont la réaction immédiate de refus face aux personnes qui en sont porteuses indique l’intensité de leur trouble. Ce type de réaction très primaire relève du domaine affectif, pulsionnel seulement. Or, quand il n’y a pas de représentations mentales susceptibles d’entreprendre un travail d’explication-interprétation des tenants et aboutissants d’un affect éprouvé, la réaction d’une personne en réponse à la peur qu’elle ressent peut libérer une agressivité d’autant plus spontanée et gratuite qu’elle ne connaît aucune domestication par le processus de réflexion.

La ségrégation de personnes d’autres races et de provenance étrangère montre que la différence de l’autre fait d’autant plus peur qu’elle pose des questions relatives à l’identité.

Le non-familier, l’étranger, le mystérieux nous effraient non seulement parce qu’ils nous sont inconnus, mais aussi parce qu’ils nous renvoient à nos propres zones d’ombre personnelles, à l’inquiétant en nous-mêmes, à notre propre identité.

Les gens racistes et sectaires ne veulent toutefois rien savoir des raisons qui feraient en sorte de contenir la manifestation de leurs impulsions hostiles à l’égard de ceux qu’ils discriminent. Ils sont à l’image de l’antisémite qui « a choisi d’être imperméable face à tous les raisonnements qui pourraient le convaincre d’abandonner son antisémitisme » (Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive). Ils ne sauraient se passer d’un exutoire qui leur permet de projeter sur d’autres la responsabilité des problèmes, difficultés et frustrations qu’ils éprouvent eux-mêmes et qu’ils s’avèrent incapables, mais surtout, non désireux de regarder en face.

Au Moyen Âge, on supposait volontiers que les juifs, les femmes et les personnes homosexuelles étaient habités par des démons qui leur prodiguaient des pouvoirs occultes. Régulièrement à l’intérieur des discours discriminatoires qui sont malheureusement encore tenus, on impute gratuitement à des personnes des intentions diaboliques, des vices prononcés, on leur prête de mauvaises intentions à notre égard. Cela relève de la croyance en la toute-puissance des pensées, celles que l’on a et celles que l’on prête à d’autres pour justifier, en quelque sorte par magie, ce pourquoi on les discrimine : « Il y a là exagération de la réalité psychique par rapport à la réalité matérielle, trait qui se rattache à la toute-puissance des pensées » (Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté). C’est bien ce qui se passe dans le racisme et dans les autres réactions d’exclusion du semblable à qui nous refusons toute parenté et solidarité humaine avec nous.

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