La Charte québécoise foulée aux pieds… dans l’indifférence totale

Il y a beaucoup à dire sur le projet de loi 96 déposé cette semaine par le ministre Simon Jolin-Barrette. Celui-ci comporte des gestes à la portée symbolique certaine. D’autres auront sans doute un effet favorable sur la préservation de la langue française, un objectif que tous partagent au Québec. Cependant, l’approche généralement modérée adoptée par le gouvernement Legault est noyée par un recours abusif à la clause dérogatoire des chartes canadienne et québécoise des droits et libertés.

La charte canadienne étant illégitime aux yeux de plusieurs Québécois, je ne m’attarderai ici qu’à l’article affirmant que les dispositions de la loi s’appliqueront « malgré les articles 1 à 38 de la Charte des droits et libertés de la personne », la Charte québécoise.

Faisons une pause ici pour rappeler que cette Charte a été adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale en 1975. À l’occasion, le ministre de la Justice, le libéral Jérôme Choquette, déclara : « La Charte permettra de définir avec précision un idéal de justice qui fera, j’en suis sûr, l’unité du Québec autour de valeurs démocratiques que nous voulons garantir contre toute violation. » Le député péquiste et constitutionnaliste Jacques-Yvan Morin renchérit : « Son adoption marque une étape importante sur le chemin qui mène à un plus grand respect des droits de la personne au Québec. »

Nous ne sommes donc pas ici devant une charte « enfoncée dans la gorge » des Québécois. La Charte des droits et libertés de la personne a longtemps été un objet de fierté au Québec. Ce n’est apparemment plus le cas. J’en veux pour preuve l’indifférence complète suscitée par la neutralisation, d’abord par le projet de loi 21, maintenant par le nouveau projet de loi 96, de la plupart des droits protégés par la Charte.

Je ne conteste pas le droit d’un gouvernement d’avoir recours à une telle clause. Je déplore le choix du gouvernement Legault de nier toute une série de droits fondamentaux qui n’ont rien à voir avec l’objet des deux lois en question.

Ainsi, tout comme la loi 21, le projet de loi 96 écarte les articles qui garantissent :

– le droit à la vie et à l’intégrité de la personne ;

– le droit au secours d’une personne dont la vie est en péril ;

– la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association ;

– le droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation ;

– le droit au respect de sa vie privée ;

– le droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens ;

– le droit de se porter candidat lors d’une élection et le droit d’y voter ;

– le droit à une audition publique et impartiale de sa cause par un tribunal indépendant.

Et j’en passe.

Drôle d’équilibre

Interrogé sur le recours à la clause dérogatoire, le premier ministre Legault a parlé d’un « équilibre » entre les droits collectifs et les droits individuels. Désolé, il ne peut pas y avoir d’équilibre quand les seconds sont tout simplement balayés du plateau de la balance.

Lors de l’audition de la contestation du projet de loi 21, le juge Blanchard avait demandé au représentant du Procureur général pourquoi le gouvernement avait jugé bon d’adopter une clause de dérogation à portée aussi vaste. L’avocat avait répondu : « Il fallait se prémunir contre l’inventivité des personnes qui voudraient contester la loi 21. » « Voilà une bien mince et troublante explication », avait laissé tomber le juge.

Ce qui est vraiment troublant, c’est que cela se passe avec le consentement béat non seulement de la majorité, mais aussi de ceux dont cela devrait heurter les convictions les plus profondes.

« Le diable est dans les détails », disent les partis de l’opposition. Pourtant, le diable est là, gros comme Godzilla.

Robert Bourassa l’a fait, rappellent plusieurs. Non. Dans la loi 178 adoptée en 1988, M. Bourassa a appliqué la clause dérogatoire à seulement deux articles de la Charte québécoise (contre 38 pour les lois 21 et 96). De surcroît, il l’a fait « avec beaucoup de réticence », tandis que le premier ministre actuel emprunte ce chemin avec une insouciance que n’aurait certainement pas affichée René Lévesque. Pierre Trudeau et Claude Ryan, eux, auraient vigoureusement combattu une telle manœuvre. Les héritiers de ces trois grands Québécois ne sont visiblement pas tirés du même moule.

Si, chaque fois que la majorité québécoise estime ses valeurs ou sa culture en péril, les droits de la personne sont éviscérés, je ne donne pas cher des droits fondamentaux au Québec dans quelques dizaines d’années. Surtout si cela se passe dans l’indifférence, voire dans l’enthousiasme collectifs.

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