En traitant l’usage du mot « nègre » sous l’angle des rapports historiques de domination ou du racisme systémique, certains militants antiracistes obligent à ne plus tenir compte du contexte d’élocution, des finalités et de l’usage multiple de certains mots historiquement et symboliquement chargés de violence. Ce qui a pour effet de condamner a priori l’usage du mot « nègre » et de donner au sentiment d’injustice qu’éprouvent les Noirs le droit de définir les conditions d’utilisation de leur mémoire.

Ainsi, Achille Mbembe aurait le droit, parce qu’il est un penseur noir, de titrer La critique de raison nègre alors qu’un de mes collègues blancs, parce qu’il est blanc, n’aurait pas le droit, dans un cours sur la critique de la globalisation, de faire référence à l’idée de Mbembe sur le « devenir nègre du monde ». Parce que justement, dans cette idée, il y a le « mot-arme » nègre, dont mon collègue blanc ignorerait toute la charge symbolique. Au mieux, le professeur blanc devrait se contenter de dire : « devenir n* du monde ».

Est-ce vraiment servir la cause de la lutte antiraciste que de se livrer à ces pratiques d’effacement et de mise en sourdine du langage et des concepts ?

À ce rythme, certains militants antiracistes ne nous conduisent-ils pas vers un univers social racialement délimité, qui condamne chacun à vivre avec sa gang de couleur, à lire au nom de sa couleur, à penser et à écrire pour sa couleur ? Auquel cas, certaines formes de lutte antiraciste ne risquent-elles pas de se transformer en une politique ségrégationniste contraire aux objectifs d’égalité et de justice démocratique ?

C’est au nom même de la lutte antiraciste qu’il faut condamner le traitement injuste et l’intimidation dont a fait l’objet la professeure Verushka Lieutenant-Duval. Non seulement il serait dommageable de conditionner l’usage du mot nègre à la réparation des injustices historiques subies par les Noirs, comme le pense la chroniqueuse au Devoir Emilie Nicolas, mais il est impossible d’établir a priori un lien de causalité entre la problématique du racisme systémique et l’usage par un professeur, à des fins pédagogiques, du mot nègre.

Il me semble que les enjeux que pose l’affaire Lieutenant-Duval sont ailleurs ; dans le destin des mots symboliquement chargés de violence, dans la manière dont les citoyens héritiers d’un même passé violent devraient se les approprier et enfin, le rôle des universités et des professeurs dans la compréhension objective et non militante des problèmes de société liés à notre histoire commune.

Il reste que ni la souffrance historique des Noirs ni la persistance du racisme systémique ne devraient nous empêcher de prendre en compte, dans notre jugement, le contexte et la finalité que poursuivait cette professeure en évoquant le mot « nègre ».

Car le sentiment d’injustice ne peut se substituer inconditionnellement au jugement critique. Et la lutte antiraciste perdrait de la force si certains militants venaient à mettre hors-jeu toute possibilité de réflexion et de divergence d’opinions : la justice ne se gagne pas au prix du ressentiment et de la colère. De même, ce serait une défaite pour le système d’éducation et une trahison de la mémoire des luttes antiesclavagistes et anticoloniales si la lutte antiraciste prenait la forme d’un procès contre l’Occident et nos concitoyens… blancs.

Souscrire à cette idée ne fait aucunement de moi un « nègre de service », contrairement à ce que certains ont pu croire depuis mon soutien à Robert Lepage. Je n’ai ni mission nègre ni mission blanche. Je suis traversé par des univers différents et de multiples références historiques que je m’efforce de faire dialoguer afin de trouver des raisons communes fondatrices d’un humanisme de la diversité.

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