Du 4 au 10 octobre 2020, c’est la Semaine de la sensibilisation aux maladies mentales. Au Québec, près de 20 % de la population, soit 1 personne sur 5, souffrira d’une maladie mentale au cours de sa vie*. Cette personne pourrait être n’importe laquelle d’entre nous.

Pendant longtemps, c’était moi.

En 2020, j’ai célébré 12 ans de rétablissement d’un trouble de comportement alimentaire.

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C’est un soir de fin d’été et de pandémie, après une journée de télétravail. La gardienne de ma fille est partie. Nous sommes en déconfinement partiel. En fait, je ne sais pas. Je ne sais plus. C’est au moment où les statistiques et la relance économique nous préoccupent. J’ouvre ma garde-robe. Dès le lendemain, j’irai plus régulièrement au bureau. Nous y serons peu. J’en ai pourtant le trac.

Mon ordinateur est encore ouvert. Mon mari prépare le souper dans la cuisine, en terminant un appel. Jour après jour, la lumière bleue de nos écrans nous éblouit lui et moi. C’est un répit pour les sens de parfois choisir de parler au téléphone sans temps-écran. Je laisse ma fille jouer avec mes robes de soirée. Elles ne me seront (encore une fois) d’aucune utilité pour la saison à venir. Instinctivement, je sais ce que je suis venue chercher. Une robe en brocard bronze et noir.

Dans ma tête, c’est encore mon armure. Je l’ai portée tellement souvent. La première fois, c’était en 2014. J’étais invitée à témoigner devant le Comité permanent de la condition féminine à la Chambre des communes du Canada, dans le cadre d’une étude sur les troubles de l’alimentation chez les filles et les femmes au pays. L’idée d’aller changer le monde un député à la fois lors de leur mandat m’a tout de suite interpellée quand on m’en a fait la demande.

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Lentement mais sûrement, la boulimie a pris beaucoup trop d’espace dans mon esprit adolescent, en détournant mon attention de mon quotidien et de mes rêves. Pendant des années, j’ai souffert en silence. En 2006, alors que je suis jeune adulte, elle devient incontrôlable. Je dois subir une intervention d’urgence. Mes organes internes sont endommagés par mes comportements compulsifs. Je commence à admettre peu à peu, et tout haut, que j’ai un problème. J’ai honte.

Les premières années sont difficiles. Je parle à des professionnels. Des étrangers. Je rechute. Je me pardonne. Avec le soutien indéfectible de mon entourage, je sais qu’un jour je vais passer au travers.

Je sais qu’un jour, je vais partager mon expérience personnelle pour lever le voile sur la maladie mentale. Je reconnais maintenant que cette volonté a été un de mes premiers pas vers la guérison.

En 2013, un ami psychiatre me recommande à l’équipe éditoriale d’un site internet américain spécialisé en santé mentale, à la recherche d’un auteur pour signer une chronique hebdomadaire. Parallèlement à ma carrière, pendant près de deux ans, j’écrirai sur ma réalité. Ma guérison de la boulimie. Le deuil d’avoir laissé la maladie me dérober de grands pans de ma vie. Dans mon puzzle chronologique en trois dimensions, il manque des morceaux que j’aurais voulu insérer.

Si je ne peux changer le passé, le futur lui, m’appartient.

Le fil conducteur à travers mon histoire, c’est que la vie est plus belle depuis que j’ai choisi de guérir. Bientôt, je participe à des événements de sensibilisation. J’accorde des entrevues aux médias. Je suis animée par le sentiment que je peux « changer les choses ». Dans le cas qui nous intéresse, pour l’étude du Comité permanent de la condition féminine, je sais que je peux le faire au sujet des paramètres qui entourent les soins et services disponibles pour les troubles de comportements alimentaires.

Mon témoignage devant le Comité souligne l’importance de bien s’entourer pour guérir. Aujourd’hui, je me demande comment prendrait forme un rétablissement dans le respect des consignes de distanciation physique. Lorsque j’ai accepté l’aide de mon entourage, j’ai aussi accepté son affection et ses accolades. Je mets ce concept en relation avec la bulle sociale et sécuritaire que chacun de nous doit se créer. Le rationnel l’emporte sur la spontanéité, car il est de notre devoir de nous protéger collectivement. Au cœur du concept de bulle régie par la règle des 2 mètres, on cherche la sécurité. Il y a bien des années, sans consigne et dans un tout autre contexte, c’est ce que j’y ai trouvé.

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Ma robe-armure et moi, on retourne au bureau ce matin-là. Rapidement, alors que je suis maintenant au centre-ville de Montréal deux jours par semaine, je m’aperçois que j’ai perdu mes repères externes. Moi qui m’adapte pourtant bien au changement, je suis servie. Le monde est à refaire. Je n’ai pourtant que l’envie de colorier à l’extérieur des lignes alors que je vois bien les limites de la page. Mes collègues semblent vivre la même chose. Assise devant mon ordinateur, seule et sans masque, je m’accroche au mot « relance ». Le mot « deuil » monte aussi parfois en moi comme la marée.

Au fil des jours, ma bulle et moi, on continue d’avancer droit devant sous un ciel majoritairement bleu. Quand des pans de nuages viennent l’assombrir de façon passagère, on s’en parle tout en se donnant de l’espace pour le vivre. À 2 mètres les uns des autres, nos sourires abondent quand on peut voir en entier le visage de l’autre. Quelques semaines plus tard, la deuxième vague viendra un peu changer les choses.

S’il y a un moment où les émotions difficiles à articuler et à apprivoiser peuvent basculer dans l’incontrôlable, c’est bien maintenant. En pleine pandémie. Dans l’incertitude. Leur force de frappe, ce sont les préjugés, le silence et la honte qui peuvent les entourer. Collectivement, il n’en tient qu’à nous de ne pas les laisser gagner.

* Données de Québec Santé

** Patricia Lemoine a survécu à un trouble de comportement alimentaire. Activiste en santé mentale, elle s’implique entre autres depuis 2015 dans la campagne annuelle « Bell Cause pour la cause » en partageant son histoire personnelle.

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