Depuis plusieurs semaines, les universités québécoises nous annoncent sans rougir, et même avec un vent d’enthousiasme qui ferait lancer des feux d’artifice s’ils n’étaient interdits, que le prochain semestre d’étude aura lieu en ligne. Quelques voix se sont levées dans le corps professoral pour dénoncer cette idée saugrenue. N’ayant consulté personne d’autre que leurs conseillers financiers, les administrations universitaires agissent en faisant fi de l’avis de leurs étudiants et des professeurs.

Dans un pays normal où l’éducation constituerait vraiment une priorité, ce genre d’imposition arbitraire d’un succédané d’instruction ne passerait pas une seconde dans l’esprit des recteurs. Mais plus encore, quelque chose de révélateur doit attirer notre attention. C’est l’absence quasi-totale de mobilisation des associations étudiantes contre l’enseignement « distanciel ». On comprend que l’américanisation des mentalités mène certains révolutionnaires à prôner des combats plus importants pour évincer la tante Jemima du sirop de poteau ou à boycotter le riz d’oncle Ben. On décolonise nos esprits une étiquette à la fois… et ça prend du temps ! Il n’en reste plus pour ces sujets secondaires comme l’effondrement de l’université sous le poids des entreprises de vidéoconférences et des messies de l’innovation qui ne jurent que par Elon Musk. Tout ce qui ne touche pas principalement les minorités et les combats idéologiques à la soupe du jour ne suscite guère l’intérêt de ces fringants étudiants.

Il y a seulement huit ans, des étudiants de partout au Québec ont décidé délibérément de mettre leurs études sur la glace pour faire avancer l’intérêt collectif. On les nommait les carrés rouges : ils ont subi une campagne de salissage, une bonne partie de la population les a pris en grippe, mais ils ont tenu bon. Pourquoi ? Pour une école de qualité et accessible.

En 2020, les étudiants n’auront pas accès à leurs salles de classe et pâtiront d’une formation médiocre, sans pouvoir regarder leur professeur dans les yeux.

Il y aura évidemment toujours une collection de rectificateurs et de « fact-checkeurs » pédants pour nous dire que ce genre de propos verse dans l’exagération. Mais personne n’est dupe.

Une école est un lieu de rencontres. Le mot même d’université provient des associations étudiantes et professorales qui ont donné naissance à ces institutions d’enseignement. Comment peut-on imaginer une université sans vie étudiante, sans communauté ? Comment pouvons-nous former des esprits critiques s’ils sont tous reclus chez eux à nourrir leur chambre d’échos ? Emmanuel Levinas, un philosophe trop peu connu, répétait souvent dans ses ouvrages que le visage oblige. Le visage de l’autre m’oblige à répondre à son appel, à son regard qui me toise : nous ne pouvons pas fuir, ou encore verser dans une logorrhée d’insultes, comme on le constate dans les échanges quotidiens sur les réseaux (a-)sociaux. La présence de l’autre m’oblige à faire preuve de civilité malgré les profonds désaccords qui peuvent nous séparer. La discussion peut nous mener à de nouvelles pistes de réflexion, et, lorsque ce n’est pas le cas, à affûter nos arguments.

Sans contestation substantielle dans la communauté étudiante, l’enseignement en ligne se fait dérouler le tapis rouge pour faire son entrée en grande pompe dans le monde universitaire. Quelqu’un est-il encore assez naïf pour croire que ce précédent ne sera pas le début d’une progression hégémonique de cette méthode pédagogique ? On ne pourra alors plus parler d’universités, mais tout au plus de services éducationnels. L’idéal des carrés rouges ne s’est jamais trouvé en si mauvaise posture. Alors qu’elles trouvent un malin plaisir à trouver tous les prétextes inimaginables pour déclencher des grèves festivalières, les associations étudiantes n’ont pas daigné lever le petit doigt contre cette folie pour le numérique. L’écranmania triomphe au pays des téléphones intelligents et des tablettes interactives. Et puis, le meilleur safe space n’est-il pas sa propre chambre, isolé de tous ? « L’enfer, c’est les autres », disait Sartre : une génération en a fait son leitmotiv.

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