En cette fin de semaine de la fête des Mères, j’ai décidé de vous raconter une petite histoire bien personnelle. Cette semaine, j’ai appelé ma grand-mère adoptive, Annette Savoie, sur FaceTime, pour piquer une petite jasette avec elle. Bon, je sais qu’une précision s’impose avant d’aller plus loin. Je parle ici d’une adoption symbolique. J’ai demandé il y a quelques années à Annette si elle voulait m’adopter et elle a accepté. Voilà comment la relation avec cette grand-mère que je partage avec le très talentueux musicien Antoine Gratton est née.

Aussi longtemps que je me souvienne, au-delà de ce grand-père augmenté que je cite abondamment, j’ai toujours apprécié la sagesse de ces têtes blanches dont Amadou Ampathé Bâ assimilait la disparition à une bibliothèque qui brûle. J’ai toujours aimé entendre ces professeurs qui enseignent dans la seule école dont on ne décroche jamais : l’école de la vie.

Cette semaine, j’ai donc appelé Annette pour prendre de ses nouvelles et parler de la situation des personnes âgées en ces temps de pandémie. On venait de commencer la conversation quand elle décide de me raconter ses souvenirs de la grippe espagnole de 1918. Vous avez bien lu, Annette se souvient de la grippe espagnole. Pourquoi ? Parce qu’en juin, elle aura 110 ans. Mais, plus extraordinaire, elle est encore intellectuellement curieuse, allumée et très drôle.

Féministe assumée et revendicatrice avant l’heure, elle vit chez elle avec l’aide d’une amie qui habite l’appartement voisin et de soignantes qui la visitent à son domicile.

PHOTO FOURNIE PAR L’AUTEUR

Annette Savoie aura 110 ans en juin.

Elle est une des très rares personnes au Québec à pouvoir vous raconter la grippe espagnole. Dans ces souvenirs rapportés sur le site sisyphe.org par sa fille Marie Savoie, elle raconte : « Je suis la seule de ma famille qui n’a pas été malade de la grippe espagnole. Le docteur me donnait les pilules et c’est moi qui les distribuais. On était 11 dans la maisonnée. Les malades étaient couchés sur une peau de bison, et recouverts d’une autre. C’était les peaux avec lesquelles mon oncle nous couvrait l’hiver quand il nous conduisait à l’école en berlot, parce que le temps était trop mauvais pour y aller à pied. Je devais aussi donner “un petit blanc” à mon oncle Arthur qui, selon ma mère, était le plus “malade”. Dans les villes, les cinémas, les théâtres et les commerces étaient fermés. La belle église de Sainte-Claire est toujours restée ouverte, mais quand les morts sont devenus trop nombreux, les funérailles ont cessé. On enterrait les morts sans sépulture. »

L’histoire se répète donc un siècle plus tard devant les yeux de ce témoin privilégié qu’est Mme Savoie, qui est peut-être la dernière personne capable de raconter clairement ses souvenirs de la grippe espagnole et de la COVID-19. La vie d’Annette Savoie, c’est celle d’une fille qui a perdu son père à l’âge de 5 ans, une maman devenue veuve à 31 ans avec sept enfants, un petit frère mort à 6 mois et un autre qui succombe de la polio à l’âge de 10 ans. Quand elle aborde cette dramatique page de son histoire avec moi, elle finit par rigoler en me lançant : « Tu vois, Boucar, rien ne colle sur moi. Tout le monde dans ma famille a attrapé la grippe espagnole sauf moi. Même la mort semble m’avoir oubliée. »

Je voulais vous raconter cette rencontre parce que ça m’a fait beaucoup de bien de parler à cette tête blanche qui a vu neiger et qui sait encore garder la tête froide en ces temps où les esprits s’échauffent.

Elle m’a permis d’oublier pendant quelques minutes ces images dramatiques qui nous parviennent des CHSLD et pour lesquelles on cherche des coupables. On accuse le gouvernement, les gestionnaires d’établissements, les préposés aux bénéficiaires, les transferts fédéraux en santé, mais en vérité, nous sommes tous responsables à différents degrés de cette situation qui découle d’un choix sociétal qu’il faudrait peut-être revoir en profondeur. Si la faucheuse oublie Annette, faisons-nous un devoir de ne pas l’oublier, ni elle ni les milliers d’autres qui ont forgé ce que le Québec est aujourd’hui. Après la crise, il faudra réapprendre à lire avec bienveillance entre les lignes qui marquent leurs visages du temps qui s’écoule, la fin annoncée de notre propre histoire, qu’on se souhaite tous bien égoïstement beaucoup plus heureuse.

PHOTO LIBRARY OF CONGRESS

Un hôpital à New Haven, au Connecticut, pendant l’épidémie de la grippe espagnole

Quand, depuis la première fois que nous avons ouvert les yeux, les parents nous ont pris par la main et guidés généreusement sur le chemin de la vie, c’est un devoir de réciprocité de tenir la leur jusqu’à ce que leurs paupières se referment sur la route de notre existence. Se faire annoncer, des jours avant, qu’à cause du virus, aucun membre de sa famille ne pourra malheureusement venir à notre chevet pendant nos derniers instants est une fin des plus dramatique pour un humain. Si tu chouchoutes un vieillard depuis l’aube et le soir tu le grondes, il se peut que de toute sa journée, il ne se souvienne que d’avoir été grondé. Ainsi disait ma mère.

Bonne fête des Mères, aux grands-mères, aux arrière-grand-mères et à Annette Savoie, qui commence à être seule dans sa catégorie.

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