Je commence tous mes cours de philo 101 avec cette expression, « tout ça », et la question qu’elle pose : mais qui suis-je, moi, devant l’immensité du monde, de l’univers, où est ma place devant l’énormité de ce à quoi je participe, est-ce que j’y participe ou je l’observe, moi qui me sens comme une microscopique petite chose dans une éprouvette grosse comme un canyon ?

Cette question du « tout ça » se vit essentiellement de deux manières, une fois que l’indifférence est tuée, au détour de quelque événement marquant. D’abord l’émerveillement, qui peut surgir devant tant de phénomènes : le ciel étoilé, l’amitié, l’amour, la naissance, les horizons océaniques au crépuscule et la saveur si particulière d’un kiwi. Mais à l’inverse, ensuite, tout ça et l’émerveillement qu’il suscite, le pourquoi récurrent des enfants qui cherchent assurance, se transforme en un clin d’œil en effroi, où le sol semble flancher sous nos pieds : le champ de bataille sans merci, les tremblements de terre aveugles et les pandémies historiques.

C’est fascinant : ces temps-ci, il semble n’y avoir pas un bulletin de nouvelles, un politicien ou un médecin, pas plus qu’un chroniqueur d’humeur ou une émission humoristique, qui n’ait utilisé ce synonyme, « tout ça », pour parler de la pandémie, par écœurement du nom même du virus peut-être, ou encore par nécessité de voir plus grand que le constat clinique, le langage de la maladie est devenu le langage de l’universel. 

Le préfixe « pan », du grec ancien, signifie d’ailleurs « tout ». Mais la deuxième partie du mot ne veut pas dire « ça ». Il vient de demos, comme dans démocratie, c’est-à-dire peuple.

La question philosophique que pose la pandémie, c’est la question que tout le monde se pose : on fait quoi, au-delà des nécessaires démarches sanitaires et d’isolement, pour faire face à tout ça collectivement ?

La pandémie rend impossible de ne pas penser en termes sociaux, l’individualisme fond pour un moment, une fois que les réserves de papier cul sont faites.

Ça commence par ma blonde, ma famille immédiate. Puis mes amis à qui j’écris, puis les collègues, puis mes étudiants que je retrouverai sans doute par écrans interposés bientôt. Le sens de ma vie, fondamentalement, était déjà là avant, et il ne change pas d’un coup. Mais il s’en rajoute, du sens, il ne s’en enlève pas. La question du sens de la vie humaine devient une question du « tout ça », du « tout le peuple », à commencer par le communautaire, pour se rendre ultimement jusque dans le Hubei, en Chine. Le Hubei est chez moi, depuis deux semaines, Ich bin ein Berliner, disait l’autre.

À un moment ou un autre de la session, dont je m’ennuie plus que jamais, je finis toujours par demander à ceux dans la classe qui ont des emplois de lever la main.

Session après session, plus de la moitié se manifeste, voire les deux tiers. Emballeuses, caissiers, livreurs de bouffe. Je leur dis souvent d’être patients, je leur parle de quand je coupais des patates à moins de 10 $ l’heure, pendant l’université, le dos voûté dans la cave de ce petit resto du Plateau Mont-Royal, à traîner des chaudières pleines d’eau, où baignaient les féculents. Les étudiants sourient, ils ne s’imaginent pas leur prof de philo faire ça : le temps change la perspective sur ces emplois, mais ces temps-ci changent cette perspective à puissance mille, alors que tout devient exponentiel.

Il y a aussi cette autre discussion, au cœur de la session, en lien avec quelque texte au programme, autour de l’influence d’un geste individuel sur la collectivité. La plupart résistent, trouvent leur poids bien petit, voire nul ; les politiciens, disent-ils, les entreprises, ce sont eux qui mènent le monde, et je suis bien forcé de leur accorder raison dans une large mesure.

Mais depuis deux semaines, je fais enfin vraiment le lien entre ces deux moments dans la session. Le « tout ça », dès qu’est dépassé le cocon immédiat de sens, devient vite l’emballeuse, le caissier, le livreur et les employés de pharmacie. Comme tous ceux qui habitent « près de tous les services », comme le veulent les annonces de logements à louer, j’ai à peine besoin de marcher plus de 300 mètres pour aller chercher ce dont j’ai besoin dans mon isolement. Mon monde, c’est eux.

Il y a ce jeune homme à l’accent français à l’épicerie, qui ne cesse de sourire et de multiplier les formules de politesse, et cette dame d’expérience à la pharmacie, qui me souhaite bon ménage quand j’achète un produit nettoyant. Il y a ces jeunes, mais aussi ces moins jeunes, sans qui le monde, sans qui tout ça, n’existerait pas.

Nous célébrons à juste titre les travailleurs du milieu de la santé ces jours-ci, le front est là, pas de doute. Mais dans la guerre, lisais-je chez Tolstoï l’autre jour parce que j’ai le temps, ceux qui ravitaillent permettent à la chose même de continuer d’exister. Chers services « essentiels », vous êtes l’essence même de nos communautés, leur sens intime, ou plutôt ce qui sous-tend ce sens, vous sauvez présentement tout, et si on retient une chose, de grâce, après tout ça, c’est qu’il faudra vous payer dorénavant beaucoup, beaucoup mieux et vous respecter beaucoup, beaucoup plus. Amis de ma rue, vous vous reconnaîtrez, je voulais vous dire merci.

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