La lettre s’adresse au premier ministre du Québec, François Legault

Monsieur le Premier Ministre, le ministre de la Forêt, de la Faune et des Parcs, Pierre Dufour, rend disponible à la coupe forestière des territoires mis de côté au Saguenay–Lac-Saint-Jean dans le but de protéger l’habitat du caribou forestier, une espèce menacée au Canada en vertu de la Loi sur les espèces en péril et considérée vulnérable au Québec.

Malgré les consultations régionales en cours, les évènements des derniers mois laissent peu de doutes sur les intentions du ministère des Forêts, de la Faune et de Parcs (MFFP). Le territoire en question est pourtant considéré par le ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (MELCC) pour la création éventuelle d’une aire protégée le long de la rivière Péribonka.

Plusieurs travaux de recherche menés au Québec ont clairement identifié la cause principale du déclin du caribou forestier, à savoir la dégradation de son habitat par les activités industrielles, particulièrement les coupes forestières.

La solution à ce déclin est aussi claire : il importe que les plans d’aménagement du territoire protègent à long terme une forte proportion d’habitats favorables au caribou, exempts de perturbations.

En effet, le risque d’extinction d’une population locale augmente avec la proportion d’habitats perturbés. Un plan qui permettrait d’atteindre une stabilité relative d’approvisionnement pour l’industrie forestière tout en assurant la protection à long terme de l’habitat du caribou (et d’autres espèces de la forêt boréale) est certes un défi de taille, mais il s’agit d’un défi qui incombe à votre gouvernement.

En retirant des mesures de protection préalablement envisagées et en repoussant la mise en place d’un plan de conservation scientifiquement robuste, votre gouvernement mine la confiance que nous pouvons avoir dans votre mission de conservation de la faune.

De plus, nous considérons qu’en raison du manque de diligence à protéger une espèce identifiée dans la Loi sur les espèces menacées ou vulnérables du Québec, la gestion du dossier caribou devrait être confiée à des interlocuteurs œuvrant au sein des deux ministères responsables de la loi, soit le MELCC et le MFFP.

Peu d’égard pour le caribou

Rappelons quelques décisions qui suggèrent le peu d’égard manifesté par votre gouvernement pour la conservation du caribou forestier au Québec : en avril 2019, le MFFP reporte à 2022 l’élaboration de sa stratégie de protection du caribou forestier, pourtant une exigence de la Loi fédérale sur les espèces en péril. Toutefois, sous les pressions populaires, il a récemment été suggéré que le dépôt de la stratégie puisse être devancé à 2021.

Le 4 décembre 2019, le MFFP annonce l’abolition des mesures de protection de l’habitat du caribou mises en place en 2018 dans trois grands massifs forestiers (46 000 hectares) pour les rendre disponibles à la coupe. Ces massifs situés au nord du lac Saint-Jean sont parmi les derniers bastions du caribou forestier dans la région. À la lumière des connaissances scientifiques actuellement disponibles, l’argumentaire présenté par le MFFP pour retirer les mesures de protection à ces massifs nous apparaît incomplet et discutable.

Le 11 décembre 2019, le ministre s’attaque publiquement à un chercheur universitaire et expert reconnu du caribou forestier qui avait exprimé des doutes quant aux décisions du ministre dans le dossier. En réponse à cet incident, une lettre cosignée par 121 chercheurs invite le ministre à entretenir un dialogue constructif avec la communauté scientifique plutôt que de nourrir la confrontation.

Le 14 décembre 2019, le ministre s’excuse publiquement pour son attaque envers notre collègue, geste très favorablement accueilli par la communauté scientifique. Il prend alors l’engagement de rencontrer les chercheurs spécialisés sur le caribou et sur l’environnement forestier et de travailler avec eux sur le dossier pendant l’hiver. Ces dernières semaines, la communauté scientifique a de nouveau contacté le ministre pour lui rappeler son engagement en réitérant son intérêt à établir un dialogue avec les autorités du MFFP.

Le MFFP est simultanément responsable de la protection du caribou et de la dégradation de son habitat par la récolte ligneuse. Or, cette situation crée un conflit d’intérêts intenable puisque les travaux scientifiques, tant au Québec que dans l’ensemble du Canada, ont très clairement montré le rôle clé de la perte de forêts âgées dans le déclin du caribou forestier.

Pour l’ensemble de ces raisons, nous demandons de ne pas autoriser la coupe forestière dans les 46 000 hectares de forêt du secteur Péribonka, le temps qu’un plan d’aménagement du territoire soit développé en considérant les connaissances scientifiques disponibles, et que celui-ci soit appuyé par les experts dans le domaine, conformément aux lois en vigueur.

Peu importe la surface couverte annuellement par la coupe dans les territoires utilisés ou favorables au caribou, ce plan devra offrir une probabilité élevée que le caribou puisse s’y maintenir à long terme et ne pas compromettre les efforts de conservation préalablement investis.

De plus, nous proposons que le MFFP ne soit plus le seul à gérer le dossier de la protection du caribou forestier et de son habitat. Des interlocuteurs des deux ministères responsables de la loi devraient considérer en priorité les obligations légales de conservation de cette espèce, et non seulement les enjeux socioéconomiques. Dans notre lettre du 13 décembre 2019, nous reconnaissions d’emblée l’importance du défi auquel faisait face le MFFP et c’est dans cet esprit que nous avions offert au ministre Dufour notre assistance.

Par la présente, nous renouvelons cette offre. La communauté scientifique dispose de diverses approches fondées sur des données probantes qui permettraient d’envisager différents scénarios d’exploitation forestière permettant la conservation du caribou de façon concertée et transparente, tout en conservant comme objectif de minimiser les impacts sur l’approvisionnement en matière ligneuse.

* Signataires : Steeve Côté, Université Laval ; Pierre Drapeau, Université du Québec à Montréal ; Sandra Hamel, Université Laval ; Louis Imbeau, Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue ; Fanie Pelletier, Université de Sherbrooke ; Denis Réale, Université du Québec à Montréal ; Martin-Hughes St-Laurent, Université du Québec à Rimouski ; Jean-Pierre Tremblay, Université Laval et Marc-André Villard, Université du Québec à Rimouski

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