Assis au café du Trocadéro à Paris dans le 16arrondissement, à un jet de pierre du cimetière qui allait accueillir la dépouille de M. Taillibert et de la Cité de l’architecture où se trouve une grande partie de ses archives, je révisais nerveusement l’allocution que j’allais faire lors de la cérémonie d’enterrement intime à laquelle on m’avait gentiment invité.

Au même moment, j’ai reçu un courriel de La Presse me demandant si j’étais intéressé à écrire un texte pour souligner le départ de Monsieur.

Je me suis empressé de répondre favorablement sans trop savoir comment j’allais bien pouvoir tout expliquer. Son legs architectural, ses motivations profondes, son caractère opiniâtre, son humanisme, sa grande sensibilité, ses confidences…

Car en un an de fréquentation du « personnage », j’avais déjà du matériel pour un livre complet !

C’est donc entourés de toutes ces photos, dessins et maquettes que ses proches et plus fidèles collaborateurs lui ont rendu un dernier hommage, dans cette grande salle de réunion où tant de projets ont été conçus, tant de rencontres historiques se sont tenues. Tous étaient unanimes : le personnage était brillant, attachant, passionné, travaillant, infatigable, unique, sensible, un des grands… nous venions de perdre un grand ambassadeur de l’architecture.

À mon retour au même café en soirée, ému par le caractère intime de la cérémonie et désireux de partager l’esprit qui y régnait, je décide de vous faire partager des extraits de mon allocution.

Lettre posthume à Roger Taillibert

C’était il y a un an presque jour pour jour que d’une voix ferme vous m’aviez convoqué à votre bureau au 163, rue de la Pompe, porte bleue, pour amorcer la préparation de votre exposition Volumes et lumière. Une exposition qui enfin allait nous permettre de célébrer votre extraordinaire legs architectural et d’exposer, en première mondiale, l’artiste peintre en vous ! Merci d’ailleurs à l’instigateur du projet, votre ami et éditeur, Alain Stanké, ainsi qu’à François Renaud, chef de section arts visuels et conservateur au Centre d’art Diane-Dufresne de Repentigny et qui avait comme plan déguisé d’orchestrer ce jumelage entre vous et moi, comme s’il avait su voir là une possible passation du flambeau de protection de votre œuvre montréalaise.

Au fil de nos nombreuses rencontres qui se tinrent à Paris ou à Saint-Sauveur, de nos conversations téléphoniques hebdomadaires, quotidiennes et souvent même biquotidiennes, vous alliez devenir un mentor, un ami.

Jeudi dernier, on m’a informé de votre départ qui, bien qu’annoncé, m’a beaucoup bouleversé. Montréal venait alors de perdre l’un de ses plus précieux contributeurs. 

Seul réel emblème architectural de notre ville, le Parc olympique venait de perdre son concepteur et plus important défenseur.

Ce n’est que quelques jours plus tard que je saisis l’ampleur du vide laissé par votre départ et l’immense chance que j’ai eue de croiser votre chemin. Je marchais à travers les paysages colorés des Laurentides, que vous habitiez aussi, et je ne pouvais m’empêcher de penser à votre amour pour la nature, pour les courbes et les couleurs.

« L’émotion, l’émotion !, me répétiez-vous, assurez-vous de créer de l’émotion par votre architecture, car l’être humain a besoin d’émotion pour vivre ! Les formes souples procurent de l’émotion puisqu’elles nous ramènent à la nature, tout est courbe ! Cessez le travail des boîtes ! », m’aviez-vous alors commandé.

Je vous avoue aujourd’hui, je ne suis pas près d’oublier le jour où, ayant consenti à vous envoyer l’esquisse de l’un de nos plus récents projets (moins orthogonal qu’à l’habitude) en espérant obtenir vos commentaires et une certaine forme d’approbation de votre part, j’ai dû attendre, inquiet… Vous avais-je déçu ?

« Frappier ! », m’avez-vous enfin lancé avec puissance au téléphone trois jours plus tard. « J’ai pris le temps de bien analyser votre proposition ; c’est un premier pas dans la bonne direction, mais ce n’est pas encore à point… Il faut continuer le travail, n’arrêtez pas ! Continuez les recherches pour trouver le point d’équilibre. »

Le point d’équilibre, Taillibert maîtrisait bien ce concept. Il avait consacré la majeure partie de sa carrière à concevoir des bâtiments monumentaux tout en étant capable de placer l’humain au cœur de ses réflexions, une dualité, un contraste qui « nourrit l’usager, l’émeut », voilà le génie de son œuvre. Le Centre aquatique de Deauville, le Parc des Princes, la piscine Georges Hermant à Paris et bien entendu le Stade olympique de Montréal en sont de parfaits témoignages.

Avec le recul, je crois que c’est à ce moment bien précis qu’une confiance mutuelle s’est installée entre vous et moi. Une confiance qui nous a permis, d’une part, de réaliser une magnifique exposition sur votre activité de peintre et votre travail d’architecte. Ensuite, d’élaborer ensemble cette belle vision de développement d’un nouveau pôle de l’Est aux abords du Parc olympique, premier jalon d’un grand plan de développement de l’est de l’île, « le futur de Montréal », comme vous aimiez le dire avec l’étonnante vigueur de vos 93 ans !

Enfin, que dire de tous nos échanges sur la stratégie à adopter pour la réalisation de la future toiture du stade. Jamais vous n’avez cessé d’y travailler ! Vous aurez été au service de Montréal jusqu’à la fin.

M. Taillibert, merci !

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