Les violentes contestations sociales qui embrasent Haïti depuis quelques semaines ne peuvent s’expliquer par les seules considérations liées aux problèmes économiques. Par-delà la question du chômage endémique, de la corruption érigée en mode de gouvernance, de la faiblesse du pouvoir d’achat des populations, le problème de fond se trouve dans la non-reconnaissance sociale et politique de la dignité de la personne humaine.

Ainsi, contrairement au discours officiel, ce n’est pas seulement sur la création d’emplois qu’il faut mettre l’accent, mais sur le type d’organisation sociale et politique censé favoriser l’avènement d’institutions vouées à la protection de la dignité humaine, et sur la mise en place de dispositifs pratiques qui rendraient effectives celles-ci. Pour que la juste colère des Haïtiens ne soit pas une colère parmi tant d’autres qu’ils ont déjà connues, celle-ci devrait marquer l’acte de naissance d’une nouvelle culture politique sensible aux préoccupations de la justice sociale. Mais à la faveur de quelles conditions cet espoir pourrait-il se concrétiser ?

Tout d’abord, il ne faudrait pas se tromper de cible en exigeant catégoriquement la démission de Jovenel Moïse. C’est que loin d’être le problème principal, l’incapacité du président actuel est la conséquence d’un échec moral et politique qui a sa source dans une longue tradition politique marquée par une obsolescence de l’État et un modèle de gouvernance contraire au développement social et économique.

Le fait est que l’alternance des personnes au niveau de l’exécutif (Duvalier père et fils, Aristide, Préval, Martelly et maintenant Moïse) ne s’est pas traduite par une métamorphose des modalités de l’exercice du pouvoir, qui restent dominées par un usage des appareils de l’État à des fins d’enrichissement personnel. Même si l’on peut constater, pour reprendre la fameuse expression de Jean-François Bayart, une « décompression autoritaire » du pouvoir depuis la fin du règne des Duvalier, il serait difficile de conclure à un changement de mentalité dans l’organisation du système politique comme tel : nous sommes encore dans une conception néopatrimoniale du pouvoir politique, que le détournement des fonds PetroCaribe vient cruellement rappeler.

En parallèle donc aux mesures économiques qui viseraient à calmer la colère des Haïtiens, c’est à une critique radicale et sans complaisance que le peuple d’Haïti devrait se soumettre : celle qui consiste à comprendre la trajectoire historique et culturelle de leur organisation sociale et politique, afin d’identifier les structures de résistance internes — les manières d’être et de penser — qui continuent de faire obstacle à l’émergence d’un État capable d’être un agent de justice.

Mais ce travail critique ne pourra ouvrir une nouvelle ère politique que s’il permet de reconquérir le fondement sans lequel aucun développement n’est possible, à savoir l’autonomie politique et économique.

Être des sujets de leur propre développement, tel est l’inconditionnel défi que doivent relever les Haïtiens et la majorité des pays d’Afrique. 

C’est qu’en matière de développement, il en va aussi de ce que nous voulons être en tant qu’être humain et du pays dans lequel nous voulons vivre comme être raisonnable. Et c’est parce qu’une telle reconquête de soi en tant que sujet du développement n’est possible qu’en mobilisant ses propres ressources humaines et ses capacités intellectuelles — la volonté, l’imagination, la créativité, l’estime de soi — qu’il faudra nécessairement s’émanciper de l’aide extérieure. Car celle-ci a eu un double effet pervers : l’inhibition des capacités endogènes et le maintien d’un esprit de dépendance qui transfère au niveau de la communauté internationale les prérogatives de l’État. 

Et c’est parce que je vois mal comment accéder à une autonomie politique et économique sans une affirmation de soi comme sujet responsable de son destin que j’estime urgent, dans la problématique du développement, de mettre entre parenthèses l’aide extérieure. C’est qu’il s’agit avant toute contribution extérieure de faire la preuve, au niveau national, de l’existence d’un sens de la justice et d’un respect de la dignité de la personne humaine.

Telle est la priorité qui devrait orienter le travail de la critique censé préparer la voie à l’émergence d’institutions politiques justes. La question reste entière de savoir comment la politique étrangère du Québec et du Canada pourrait contribuer à relever le défi institutionnel qui attend la majorité des pays sous-développés.

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