Depuis toujours, la Beauce est le théâtre de catastrophes provoquées par la hausse du niveau de la rivière Chaudière et de ses affluents. Le 30 juillet 1917 toutefois, les riverains observent une crue estivale comme ils n’en ont jamais vu. Pour l’occasion, Édouard Lacroix témoigne d’un grand courage dans un sauvetage tout aussi légendaire. Récit*.

On se souvient des inondations printanières de 1885, de 1896 et de 1912, généralement causées par un embâcle doublé de pluies diluviennes. 

La débâcle survenant, des ponts de glace, des ponts couverts, la voie ferrée du Quebec Central, des granges et leur contenu, des étables et le bétail ainsi que des maisons disloquées et leur mobilier voguaient, pêle-mêle, en direction du fleuve Saint-Laurent. De Québec, on pouvait assister au sinistre spectacle d’animaux et de débris projetés par la Chaudière dans les eaux glacées. 

Le 30 juillet 1917, les riverains observent une crue estivale comme ils n’en ont jamais vu. Pire peut-être que ces pires crues dont la Beauce entretenait le souvenir. 

De 14 h le 30 juillet 1917 jusqu’à 18 h le lendemain matin, la Beauce prit congé des craintes suscitées par la conscription pour vivre, en plein cœur de l’été, la plus mémorable inondation de son histoire. Nourries par une pluie intermittente mais diluvienne, les rivières du Loup, Gilbert et Famine devinrent des torrents ; les ruisseaux se transformèrent en rivières et les chemins en gigantesques ruisseaux. 

Chargées de bétail, de foin, de clôtures et de débris de toute sorte, leurs eaux boueuses dévalèrent vers la Chaudière. L’indomptable enfla, atteignant les proportions d’un fleuve, débordant sur des terres qu’elle n’avait jamais arrosées, même durant les pires débâcles. 

Pendant que Québec s’apprêtait à inaugurer son pont ferroviaire, les ouvrages d’art de Saint-François, Saint-Côme, Vallée-Jonction, Sainte-Marie, Scott tout comme le pont de la Famine, à Saint-Georges, dérivèrent. Dans les rangs, les ponceaux jetés au-dessus des fossés furent presque tous arrachés par le courant. L’éclatement des écluses des lacs Portage et Mégantic et du barrage de la Brown Corporation, à Saint-Georges, envoya valser 75 000 cordes de bois sur les eaux. À elles seules, les pertes de la Brown s’élevèrent à 1 million de dollars. 

Une grande partie de la voie ferrée du Quebec Central Railway et au moins une centaine de maisons riveraines décollèrent à leur tour. Pendant plusieurs jours, l’ancienne rivière Bruyante éparpilla ces restes de Saint-Gédéon jusqu’au pied de la traverse de Lévis. Des vigiles furent postés aux endroits où ces débris s’accumulaient. Il fallait déjouer les chasseurs d’épaves pressés de s’emparer du bois pour le compte des revendeurs. 

Vers minuit, au village de la Station, la crue avait pris une autre dimension. 

Massés devant la rivière déchaînée, les résidants entendirent d’abord un coup de feu, puis ils prêtèrent l’oreille aux craquements sourds et aux appels au secours qui semblaient provenir des maisons de Baptiste Labbé et de Thomas Veilleux, sur la rive d’en face. 

— Venez nous sauver ! On va se noyer ! 

Construites en terrain plat, à quelques centaines de pieds de la rivière, ces constructions en bois dont on ne voyait plus que l’étage et la toiture seraient emportées par le courant qui charriait des tonnes d’objets et de nombreux animaux. Rassemblées devant la gare et plus bas sur le chemin Saint-Pierre, des mères avaient entraîné leurs enfants sous l’orage où ils s’agenouillèrent dans la boue pour réciter le chapelet en faveur des naufragés. À la tombée de la nuit, la lueur des bougies laissa deviner que le grenier serait le tombeau des deux familles qui s’y étaient réfugiées. Le dernier coup de feu claqua vers 4 h ou 5 h du matin, puis ce fut le silence. 

Dans la maison des Lacroix, le déluge se doublait d’une tragédie plus intime. Allongé sur leur grand lit, Marcellin-Édouard, leur fils de 2 ans, agonisait. Il était 6 h. La pluie tombait dru. Refermant le rideau sur la fenêtre et sur les spectateurs qui supputaient les chances des Labbé et des Veilleux de sortir vivants de leur prison, Édouard se pencha vers Anna qui sommeillait sur une chaise.

— Je vais te chagriner, Anna… 

— Je sais bien ce qui te pousse vers eux. Mais qui te sauvera, toi ? 

Son arrivée au bord de l’eau secoua les spectateurs figés par l’impuissance. Personne n’osait croire qu’il était possible de secourir ces voisins menacés sans risquer sa propre vie ? De sa chambre, Édouard avait observé le courant et pensé que s’il ramait droit devant sur une centaine de pieds et qu’il suivait ensuite les contours de l’îlot posé au milieu de la rivière, il atteindrait la rive opposée. 

— J’y vais. Qui est-ce qui m’accompagne ?

— C’est bien beau, Édouard, mais penses-tu qu’on va leur rendre service en allant s’échouer sur l’île ou se noyer sous leurs fenêtres ? 

— Je te suis, cria Philibert Veilleux. 

Il ne manquait que l’embarcation. Accrochée à la baraque de la Brown Corporation, flottait une barque d’ordinaire utilisée pour naviguer entre les billots, assez longue pour recevoir une dizaine de passagers et assez solide pour être manœuvrée à travers les obstacles. Craignant de la voir couler ou qu’elle lui revienne abîmée, J. Brady refusa de la prêter. 

— Jamais ! Jamais ! Penses-tu que je vais te laisser gaspiller mon boat neuf ? 

— Combien tu veux pour ton boat ? Dix piastres ? Prends-en 20 tout de suite et donne-moi des cordes et une échelle, on réglera nos comptes demain. 

— Tu ne reviendras pas de là… 

Ils sautèrent nu-pieds dans la barque. De la fenêtre qu’elle ne quittait plus, Anna les vit disparaître parmi les débris. Pendant de longues minutes, elle scruta les vagues, persuadée de ne jamais revoir son mari. La barque réapparut soudain dans les eaux mortes, de l’autre côté de l’îlot. Les sauveteurs s’amarrèrent à une fenêtre de la maison de Thomas Veilleux et, malgré la houle, l’échelle fut ajustée à la fenêtre du grenier. La femme et les enfants descendirent les premiers. Une demi-heure plus tard, la famille Labbé était sauvée, sauf Baptiste qui, après avoir transporté ses cochons de la soue jusqu’au grenier, refusait de partir sans eux. 

— Non, Labbé, on n’embarque pas tes cochons ! Tu restes avec eux autres ou tu t’en viens. 

Insulté, sa tuque d’hiver comme toujours vissée sur le crâne, Baptiste se pencha au-dessus de la fenêtre. 

— Moi, je n’abandonne pas mes cochons. 

Sauveteurs et rescapés ramèrent ensuite jusqu’à un point de la berge où ils attendirent la fin de la crue. Baptiste redescendit sans dommage, content d’avoir sauvé son petit troupeau. 

Leur bébé mourut au cours de la nuit suivante. La population du village de la Station et d’une bonne partie de Saint-Georges défila dans le salon de la demeure où, vêtu de sa robe de baptême, l’enfant reposait sur les planches d’une table recouverte des dentelles de deuil.

Le lendemain, 2 août 1917, le landau conduit par deux chevaux drapés de couvertures blanches emporta le petit corps jusqu’à l’église. Édouard Lacroix marcha en tête du cortège des hommes, des voisins et des amis. 

Au retour de l’inhumation, vaincu par la fièvre, la fatigue et le chagrin, il s’alita. Tant que l’on craignit pour sa vie, Baptiste Labbé et Thomas Veilleux montèrent la garde devant la maison endeuillée. Aussi longtemps qu’ils vivraient, ils seraient les premiers à appuyer ou à défendre Édouard Lacroix.

* Hélène-Andrée Bizier est l’auteure d’une biographie d’Édouard Lacroix, publiée aux Éditions Québec Amérique. Ce récit est le fruit de nombreux entretiens et récits ayant paru dans L’Éclaireur et dans d’autres journaux de l’époque.

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