Tout un défi, celui d'enseigner la philosophie à de jeunes adultes de la génération numérique. Constamment branchés à leurs téléphones « intelligents », toujours en transit, ils se déplacent d'un site, d'une image, d'un média social à l'autre, en se laissant porter par le vortex virtuel, sorte de cinquième dimension dans laquelle il est tellement facile de s'engouffrer.

Tout un défi, celui d'enseigner la philosophie à de jeunes adultes de la génération numérique. Constamment branchés à leurs téléphones « intelligents », toujours en transit, ils se déplacent d'un site, d'une image, d'un média social à l'autre, en se laissant porter par le vortex virtuel, sorte de cinquième dimension dans laquelle il est tellement facile de s'engouffrer.

Ils me font penser à des nomades, non pas de corps, mais d'esprit. Ils sont ici, mais voudraient être ailleurs. Ils sont là, tout en n'y étant pas, préférant cette cinquième dimension à la réalité et au présent qui, parfois, peuvent leur paraître banals et sans saveur.

J'en sais quelque chose, car, voyez-vous, branché de toutes parts, il m'arrive aussi de participer à cette même frénésie.

C'est pourquoi la première chose que je leur demande lorsqu'ils entrent dans ma salle de classe, c'est d'éteindre leurs prothèses électroniques, de prendre une grande respiration et de garder le silence, denrée rare dans un monde où l'important, c'est de communiquer, toujours communiquer...

L'autre jour, au beau milieu d'un cours, j'ai senti que j'étais sur le point d'en perdre quelques-uns. Le vortex virtuel leur faisait des yeux doux. Tout en continuant à parler, je me suis dirigé tranquillement vers un des membres de « la tribu des têtes baissées » - d'après la belle expression de Guy Birenbaum - qui contemplait un cellulaire caché entre ses genoux et sa table de travail.

Saisissant son objet de culte, sourire en coin, je me suis alors adressé à mes étudiants de la façon suivante : 

- En passant, êtes-vous conscient que vous êtes en train de vivre le moment le plus important de votre vie, ici dans cette salle de cours ?

Évidemment, comme je m'y attendais, plusieurs étudiants se sont mis à rigoler, d'autres à me regarder d'un air songeur ou pour le moins dubitatif...

- Mais, monsieur, quand je vais me marier, je crois bien que ce sera une journée pas mal plus importante pour moi, m'a répondu un étudiant d'un air attendrissant.

- Mais ce mariage, admets que ce n'est qu'une possibilité qui pourrait ne jamais se réaliser. Qui sait, peut-être que la personne que tu voudras épouser va te dire non une fois arrivée à l'église...

Éclats de rire...

Histoire d'enfoncer le clou, je reviens alors sur ma déclaration précédente : 

- Bon, ce que je vous ai dit voilà quelques secondes n'est déjà plus vrai, car c'est plutôt en ce moment précis que vous êtes en train de vivre le moment le plus important de votre vie.

Voyant qu'ils commencent à comprendre où je veux en venir avec mon petit jeu, j'en profite alors pour mettre au tableau cette belle citation de Montaigne : 

« Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes au-delà. La crainte, le désir, l'espérance nous lancent vers l'avenir et nous dérobent le sentiment et la considération de ce qui est, pour nous amuser avec ce qui sera... »

Le danger qui guette sans cesse l'être humain est de sacrifier son présent pour l'avenir, ce qui est là devant lui pour des chimères ou des illusions. « On n'est nulle part quand on est partout », disait Sénèque. Pour lui, le moment présent est ce qu'il y a de plus précieux, puisque c'est le seul qu'on peut goûter et vivre pleinement. Toutefois, ce moment unique se présente à nous comme un oiseau qu'on doit saisir au vol, geste difficile qui demande de l'attention, mais qui, au bout du compte, nous permettra peut-être d'accéder à ce qu'il appelle « la tranquillité de l'âme ».

- Alors, dis-je à mes étudiants, puisque nous sommes ici ce matin et qu'il n'y a rien d'autre que ce moment présent, que diriez-vous si on essayait, ensemble, de l'attraper au vol et de le vivre pleinement ?

Silence...

Tout à coup, une main se lève : 

- Monsieur, la semaine dernière, vous nous avez parlé d'Héraclite, vous savez, celui qui disait que tout est en devenir, que le temps s'écoule constamment, qu'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. J'ai comme l'impression que le bel oiseau de Sénèque risque bien de se noyer dans le fleuve d'Héraclite, affirme une étudiante aux yeux pétillants.

Éclats de rire...

Yes ! Maintenant on peut commencer à faire de la philosophie...

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