Les procureurs américains ont un dossier qui paraît solidement étoffé contre Meng Wanzhou. L'enquête remonte à 2007, et plusieurs détails ont été divulgués hier.

Mais on ne peut pas s'empêcher de voir quand même un fort accent politique dans le contenu même des accusations.

Tout ce qui concerne un possible vol de secrets technologiques à la firme T-Mobile par le géant chinois des télécoms Huawei est encore sous scellés. Les deux sociétés se sont battues en cour civile autour de cette affaire.

Parmi les 13 accusations dévoilées hier, on lit des termes comme «fraude bancaire», «entrave à la justice», «blanchiment d'argent». Mais tout ça est dans un contexte bien restreint.

Quand les procureurs parlent de fraude ici, il ne s'agit pas d'une manoeuvre par laquelle Huawei aurait volé de l'argent d'une des quatre institutions financières «victimes». Il s'agit de cas où l'entreprise chinoise aurait caché ses liens avec une firme associée faisant affaire avec l'Iran. Le pays étant sous le coup de sanctions, les banques américaines n'ont pas le droit de transiger avec des entreprises iraniennes ou de favoriser des affaires entre sociétés faisant affaire là-bas. Ce qui est allégué ici, c'est que Huawei avait certaines sociétés parapluie, comme Skycom, qui elles faisaient affaire avec l'Iran. La chose a été cachée aux institutions financières américaines, Mme Meng l'a nié plusieurs fois personnellement, et les transactions sont donc devenues techniquement «frauduleuses», et même assimilables à du «blanchiment d'argent».

Quatre des treize accusations sont fondées sur une loi d'exception, qui n'a pas son équivalent au Canada. La Loi sur les pouvoirs économiques internationaux d'urgence (IEEPA), par laquelle le président peut de son propre chef déclarer une menace extraordinaire et inhabituelle à la sécurité nationale, la politique étrangère ou l'économie des États-Unis.

Par définition, ces infractions ont une forte saveur politique, puisqu'elles sont tributaires d'une déclaration du président.

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Rappelons ce qui est en jeu ici. Les États-Unis veulent juger Meng Wanzhou sur leur territoire. Quand elle a mis les pieds à Vancouver, une requête d'extradition a été déposée par les Américains. En vertu du traité entre les deux pays, un procureur canadien va aussitôt devant un juge présenter la requête au nom du pays requérant.

Un juge éventuellement examinera sommairement l'existence de la preuve. Il devra aussi se convaincre que les crimes pour lesquels on recherche Mme Meng aux États-Unis ont un équivalent au Canada. Ce n'est pas un procès, mais ce n'est pas non plus une simple procédure administrative.

Or, comme l'a dit maladroitement l'ex-ambassadeur du Canada en Chine John McCallum, Mme Meng a une cause à faire valoir ici.

Sur le fond, on a beau les appeler «fraude» et «blanchiment», ces mots ici désignent des infractions bien différentes de celles qu'on trouve au Code criminel canadien. Tenant pour avéré le contournement de l'embargo iranien par l'entreprise chinoise, le juge peut néanmoins se demander si un dirigeant d'entreprise dans les mêmes circonstances au Canada aurait commis une fraude. Ce n'est pas si sûr.

Quant aux infractions découlant de pouvoirs exceptionnels du président, on voit mal quel est leur équivalent en droit criminel canadien.

Enfin, la déclaration de Donald Trump en décembre jette un discrédit sur la démarche judiciaire américaine. Trump a déclaré qu'il pourrait abandonner ces accusations si cela pouvait aider à la conclusion d'un accord commercial avec la Chine. D'après le New York Times, la déclaration a semé la consternation dans l'équipe d'enquêteurs et de procureurs, qui travaillent sur le dossier depuis plusieurs années et qui, justement, se défendent de toute motivation politique antichinoise. Et voilà que le président dit pouvoir s'en servir pour marchander...

Restent les allégations d'espionnage et de vol de technologie, dont on n'a pas encore les détails, sans parler du déplacement de témoins et de la destruction de documents.

Mais la divulgation du détail des autres accusations jusqu'ici ne met clairement pas fin aux chances de Mme Meng.

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Dans les prochaines semaines, les prochains mois, l'affaire sera débattue, et probablement longuement, puisque des appels sont possibles et que le dossier est touffu.

De deux choses l'une : ou un juge rejette la demande américaine, auquel cas Mme Meng sera libre de faire ce qu'elle veut. Ou il l'accepte, auquel cas il reviendra au ministre de la Justice David Lametti d'émettre l'ordre d'extradition et de placer la gestionnaire chinoise dans un avion pour New York. En théorie, il a le pouvoir de ne pas donner cet ordre. 

Dans la vraie vie, on voit mal que le gouvernement canadien rejette une demande de son principal allié, une fois le filtre judiciaire dûment appliqué.

Encore une fois, McCallum a dit la vérité : le gouvernement Trudeau serait soulagé par l'effondrement de la cause, il n'aurait pas à prendre cette décision...

Hier, certains se réjouissaient que l'on puisse enfin lire les motifs des autorités américaines : les Chinois verront bien que ce n'est pas une arrestation canadienne, mais un projet américain, disaient-ils.

C'est possible. Personnellement, je pense que ça ne changera absolument rien. Les Chinois savent cela depuis le début. Ils continueront d'exercer la pression sur le maillon le plus faible. Et en ce moment, ce maillon, ce n'est pas Donald Trump, c'est Justin Trudeau, quoi qu'on en pense.