Je regarde avancer la ministre de la Justice Sonia LeBel depuis les derniers soubresauts de «l'affaire Rozon» et je trouve qu'elle fait bien les choses.

Elle réussit à avancer en équilibre entre la défense des institutions judiciaires et le souci de redonner confiance aux victimes d'agression sexuelle. Elle a pris un certain risque en rencontrant le groupe des «Courageuses», pour les écouter, malgré le fait que leur action collective était toujours devant les tribunaux, mais se gardant de prendre position. Elle a surtout accepté la démarche de réforme proposée par la péquiste Véronique Hivon, qui a été à l'origine d'une série de rencontres avec des représentantes des deux autres partis.

On n'accueillera jamais assez bien les victimes dans le système. Et mieux elles seront prises en charge, plus elles auront confiance.

Mais la ministre s'est bien gardée d'annoncer la création d'un tribunal spécialisé dans les crimes sexuels. Elle a raison. Il ne faut pas créer de faux espoirs ou, plus exactement, de fausses solutions à de vrais problèmes. Et aussi bien intentionnée soit cette idée, elle n'est pas pour autant nécessaire ou même souhaitable.

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Sonia LeBel a fait carrière comme procureure à accuser des gens devant la cour criminelle à Montréal. Elle en connaît les défauts, mais elle a vu comme moi ce monde changer.

Il y a 30 ans, il y avait encore très peu de femmes juges. Il y avait aussi quelques résistants, représentants de l'ère jurassique. On en faisait des articles à intervalles réguliers, chaque saison amenait sa phrase judiciaire scandaleuse. Certains ont été épinglés pour ces commentaires sexistes odieux. D'autres, plus subtils, prenaient appui sur le comportement jugé immoral d'une plaignante pour acquitter un accusé de bonne famille.

Ce monde-là a pratiquement disparu. On voit encore surgir de temps en temps et de loin en loin certains de ces cas hallucinants, c'est vrai, mais ils sont un résidu rapidement éjecté.

Hier, à la radio, j'ai entendu évoquer le cas de l'ex-juge albertain Robin Camp, qui se demandait pourquoi une victime n'avait pas «serré les jambes» pour éviter d'être violée. Le magistrat a été affecté à une autre cour, où il n'entendait plus de causes criminelles, il a suivi une thérapie, une formation, a présenté ses excuses tant et plus... mais a perdu son job en 2017.

La réalité québécoise de la justice criminelle de 2019, c'est qu'elle est à peu près paritaire.

La Cour du Québec a connu trois femmes juges en chef, dont l'actuelle, Lucie Rondeau.

La réalité judiciaire de 2019, c'est aussi, et Sonia LeBel est bien placée pour le savoir, que des équipes spécialisées en crimes sexuels sont formées depuis longtemps chez les procureurs comme dans les grands corps de police. On y trouve souvent une majorité de femmes. À Montréal, les causes de crimes sexuels et de violence conjugale sont entendues au même étage. Les juges ne sont pas «spécialisés» en la matière, mais ils sont aujourd'hui bien mieux formés.

Le droit aussi a changé. J'ai connu le temps des premières déclarations des victimes au moment des sentences - pas seulement en matière d'agression sexuelle, mais pour tous les cas de violence ou de crime économique. Il était autrefois impensable de procéder à un tel exercice, la victime n'ayant qu'un statut de «témoin» dans une cause criminelle.

La Cour suprême a rabroué régulièrement les juges qui ont émis des commentaires sexistes ou échafaudé des raisonnements en blâmant indirectement la victime. On n'en est plus là depuis longtemps - et les dérapages sont d'autant moins tolérables et tolérés.

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Tout ça non pas pour dire que tout va pour le mieux. Mais qu'on devrait examiner de près la réalité avant de savoir quel remède apporter exactement.

Si on en venait à créer une division de la Cour du Québec avec des juges qui n'entendraient que des affaires d'agression sexuelle, il n'est pas du tout évident qu'il y aurait un gain. Sans compter qu'en région, le volume justifierait difficilement une telle division du travail. 

Ce qu'il faut, c'est une formation continue de la magistrature. De toute la magistrature - ce qui est le cas, en passant.

Par ailleurs, une telle spécialisation n'aurait rien changé à l'issue du dossier Rozon. L'évaluation de la preuve n'a pas été faite par un personnel rétrograde, mais au contraire par des gens, policières et procureures, qui passent leurs journées à chercher le moyen de faire condamner les agresseurs. D'autres enjeux de preuve étaient en cause. On est encore en déficit d'explications du Directeur des poursuites criminelles et pénales. Mais si la plupart des causes ont été rejetées, ce n'est pas par manque d'expertise.

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En fin de compte, il faut se rassurer de deux ou trois choses. La première, c'est qu'on se creuse la tête politiquement pour améliorer le système, le rendre plus humain, favoriser les dénonciations. Bravo.

La deuxième, c'est que le système parlementaire est capable de transcender la joute partisane pour améliorer les politiques publiques, en justice comme dans tout le reste. Je pense qu'on n'aime jamais mieux les gens de politique que dans ces moments-là.

Et n'oublions pas que malgré les déceptions dans l'arithmétique des accusations contre des gens connus, vu les dénonciations médiatiques, une immense conversation s'est amorcée l'an dernier. Une conversation qui dépasse largement le monde judiciaire. Le mouvement de dénonciation du harcèlement et des agressions sexuelles est irréversible. Et la preuve du changement ne viendra pas seulement par les palais de justice, mais dans toutes nos vies.