Il a fallu que les deux choses arrivent en même temps. Deux petites choses, au fond. Le maire de Chambly qu'on entend crier au téléphone pour faire congédier l'entraîneur de soccer de sa fille. Et les pelles mécaniques qui rasent sur ordre de sa ville une maison historique.

Le pouvoir, le pouvoir, mesdames et messieurs, dans son infiniment petit. Le pouvoir, condensé en deux événements sans le moindre rapport. Mais deux exemples qui procèdent de la même mentalité d'abus de pouvoir.

Jeudi, Radio-Canada nous présentait le sympathique maire de Chambly, Denis Lavoie, à l'émission Enquête. Ex-policier, avocat, l'homme est maire depuis 2005. Et à ce qu'on comprend, il n'aime pas trop se faire contredire. Il lui arrive régulièrement d'envoyer des mises en demeure pour menacer de poursuivre des citoyens qui ont eu le malheur de le critiquer - aux frais de Chambly, bien évidemment. Il ne fait pas que les menacer, d'ailleurs. Certains sont poursuivis.

Des employés témoignent de son caractère autoritaire, colérique.

En même temps, il n'a pas tout faux. On lui doit l'expulsion des Hells Angels de la municipalité, chose qui ne se fait pas avec des prières, comme vous le devinez.

Sauf que depuis longtemps, les employés et des citoyens parlent d'une sorte de règne de terreur dans cette ville de 30 000 habitants. Et l'enregistrement sur lequel Enquête a mis la main en est un exemple délicieux.

C'est une conversation téléphonique entre le maire Lavoie et Benoît Girard, responsable du soccer à Chambly. Ça remonte à trois ans. Girard, qui voulait se protéger, avait enregistré le maire à son insu.

Il avait raison...

Après avoir hésité trois ans, il a décidé d'alerter les journalistes.

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Comprenez qu'on a affaire ici au maire d'une ville de 30 000 habitants au téléphone avec un homme qui n'est pas sous sa responsabilité. Ce n'est pas le directeur du service des loisirs qu'il appelle pour s'enquérir de l'état des terrains. C'est le gars qui est assez fou de sport pour gérer les équipes de la ville. Et qui n'est pas son employé.

Le sujet de l'appel ? Le traitement réservé à la fille du maire.

Il y a les mots de Denis Lavoie, bien sûr. Mais il y a la voix. Cette espèce de rage venue des entrailles. Comme un rugissement. Il dénonce le coach de sa fille de 12 ans, réclame son congédiement. Pourquoi ?

« Il a challengé le pouvoir politique ! »

Le coach, ô injustice immonde, a « benché » sa fille pendant 35 minutes.

Si vous n'avez pas fréquenté comme moi arénas ou terrains de soccer à Chambly ou ailleurs, vous n'avez pas idée de la sourde colère qui anime le parent dont l'enfant n'a pas sa juste part de temps de glace ou de gazon.

Comme on n'est pas tous maires, on réagit comme on peut. Certains trépignent, d'autres bougonnent, on en voit qui murmurent, on en entend chialer, les plus hardis convoquent l'entraîneur privément... « Y a-tu un problème avec Louis-Philippe ? Me semble qu'il a pas joué beaucoup... » (En vérité, le père a chronométré précisément chaque présence...) Les plus lourds apostrophent l'entraîneur directement devant tout le monde : « C'est quoi, ton problème ? »

Denis Lavoie étant maire, il appelle le responsable du soccer. Pour mettre l'entraîneur à la porte. Le motif officiel : il aurait lancé le dossard à l'enfant de 12 ans (l'entraîneur le nie). Mais là n'est pas vraiment le reproche du maire-père. Le coach « a challengé le pouvoir politique ». Les policiers vont venir le chercher, s'il le faut ! On ne sait pas ce qu'il sous-entend... Mais imaginez un maire, ex-flic, qui porte plainte pour menaces contre son enfant... Mettons que vous êtes le coach. Vous vous sentez comment ?

Je fais tourner cette phrase dans ma tête depuis deux jours : « Il a challengé le pouvoir politique. » Ça sonne comme « il a ouvert la cage des tigres » ou « il a joué avec les déchets radioactifs »...

En ne faisant pas jouer l'enfant du maire, c'est le pouvoir politique lui-même qui est remis en question. Pour un autocrate, en effet, le pouvoir et la personne qui le détient se confondent. Attaquer le maire ou un proche du maire, c'est attaquer la puissance politique, c'est attaquer la Ville...

C'est tout simplement insupportable. D'où les rugissements.

Grrrrr ! ! !

Heille, Chose, j'ai mis les Hells dehors. Si tu veux la guerre, tu vas l'avoir...

Deux semaines plus tard, le coach avait perdu sa job.

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Et comme pour faire exprès, mais peut-être a-t-il fait exprès, comme un défi : le jour même de la diffusion du reportage, les pelles de la Ville rasaient la « maison Boileau ». Une maison historique, celle d'un Patriote, datant de 1820. Une de ces maisons qui font l'âme de Chambly.

Une maison que la Ville avait achetée, promettant de la protéger. La Ville avait même réuni quelques personnalités de la ville, dont Ricardo Larrivée, qui y avait déjà habité (il avait loué la maison au début des années 90), prétendant créer un fonds patrimonial. Le lendemain de la prise de photo, sans l'avoir annoncé, le maire a installé des parcomètres dans le centre-ville, soi-disant pour financer le projet.

Ricardo s'est senti roulé dans la farine et rôti des deux bords (et 12 minutes à 350 °F), ça va de soi.

On voit bien que la Ville n'a jamais voulu retaper la maison. On invoque des coûts trop élevés, même si Québec a offert d'en payer la moitié.

Même l'intérieur de la demeure, ces morceaux inestimables, cet escalier, ces manteaux de cheminée, ces planches de bois de six mètres de long... Tout a été fourgué dans le conteneur.

Le directeur général de la Ville, un homme plein d'humour, a prétendu hier avoir agi de son propre chef. Mettons que dans une ville où le maire essaie de gérer les équipes de soccer, c'est plus ou moins crédible.

C'est comme ça qu'on a bazardé ce morceau de patrimoine honteusement. Honteusement deux fois : parce qu'il y avait moyen de le sauvegarder ; parce qu'on a fait semblant de le faire.

Mais comme vous savez maintenant, à Chambly, faut pas « challenger le pouvoir politique », dans les petites comme dans les grandes affaires.

La Commission municipale va maintenant enquêter sur le maire Lavoie. À la lumière des expériences passées, permettez que je doute de voir des résultats probants avant les élections de 2021.

Il n'a pas tout faux, le maire Lavoie : on ne « challenge » pas le pouvoir facilement, aussi petit soit-il...