Celle-là, elle est difficile à avaler. Je veux bien trouver les explications juridiques. Mais ce qui frappe en pleine face comme un coup de madrier, c'est ce résultat catastrophique : acquittés. Tous. Zampino. Catania. Tout le monde.

Quand on est l'UPAC (même si à l'époque c'était l'escouade Marteau), on ne peut pas accuser le numéro 2 de la Ville de Montréal et un entrepreneur en construction de cette envergure et rater son coup aussi lamentablement.

Quand on est le Directeur des poursuites criminelles et pénales, qu'on dépose des accusations aussi graves, aussi socialement lourdes de conséquences, on ne peut échouer comme ça.

Je sais, aucun résultat n'est garanti. C'est vrai, l'UPAC a obtenu plus d'une centaine de condamnations par aveu de culpabilité, notamment du maire de Laval.

Mais voici venu le temps des tests majeurs. L'affaire des compteurs d'eau. Le procès de Nathalie Normandeau. Sans compter les enquêtes actives visant Jean Charest et Marc Bibeau, ou Guy Ouellette. Avec cette fin en queue de poisson, comment ne pas s'inquiéter de la qualité de la preuve dans les autres dossiers? Dira-t-on, comme ici, qu'il y a une preuve de mauvaise gestion, mais pas de preuve (ou pas assez) d'un complot criminel, c'est-à-dire d'une véritable intention criminelle?

Voilà ce qui fait mal à la lutte anticorruption ce matin. La crédibilité de l'UPAC et de ses procureurs est mise à mal.

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Pas de preuve directe ou indirecte, rien de tangible, écrit page après page le juge Yvan Poulin dans ce jugement d'une centaine de pages. En passant, ce magistrat, ex-procureur fédéral, est un des meilleurs juristes de la Cour du Québec.

Je n'ai pas assisté au procès, alors c'est difficile d'évaluer la qualité des témoignages rendus. Mais à La Presse, nous sommes plusieurs à avoir suivi pas à pas l'enquête d'André Noël sur le scandale du Faubourg Contrecoeur, à avoir écrit là-dessus.

Quel scandale? Vente au rabais de terrains de la Ville de Montréal à Catania Construction. Appel d'offres douteux. Pressions internes. Tout ça sur fond de copinage entre Frank Zampino et les Catania. Sans parler du financement politique illégal.

La commission Charbonneau en a fait un chapitre entier. Il est accessible en ligne, pages 254 et suivantes. Je les ai relues hier soir. Et c'est à vous donner la nausée quand on voit le résultat judiciaire, cinq ans plus tard...

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Le crime de corruption est un des plus difficiles à prouver. Il se fait entre initiés, les témoins sont par définition complices du crime, il n'y a pas de victime, enfin, la victime, c'est le public, c'est-à-dire personne.

Mais dans ce cas, avant même le début du procès, un des neuf accusés s'est avoué coupable. Daniel Gauthier, un urbaniste, le plus «petit poisson» du groupe. Il n'a pas reçu d'argent, il a simplement aidé ses associés à obtenir un contrat en siégeant à un comité.

«Avant l'appel de qualification, M. Gauthier savait que Catania avait été choisie», a déclaré Me Nicole Martineau à la cour en 2016, quand il a plaidé coupable. En d'autres termes, il était un rouage essentiel pour écarter toute concurrence.

Deux ans plus tard, ce Gauthier se retrouve seul avec un casier judiciaire. Il aurait donc commis un crime de complot pour une fraude... qui n'a pas existé?

C'est un résultat illogique, évidemment. Comme si le gars qui tenait le sac avouait être complice d'un hold-up qui n'a pas eu lieu.

Que s'est-il donc passé? Il s'est passé que la preuve n'était pas suffisante.

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Si vous avez rencontré Frank Zampino une seule fois, vous ne l'avez pas oublié. Physique qui dégage un contrôle parfait, avec sa voix lente et grave à hypnotiser un fakir, avec cette intelligence supérieure et ce souci du détail... je ne doute pas qu'il ait impressionné le juge, à son procès pour corruption.

Zampino a expliqué en détail quelles étaient ses fonctions. Qu'il ne s'occupait nullement des dossiers immobiliers. Que la vente des terrains de Contrecoeur, c'était l'affaire de Martial Fillion, un ex-chef de cabinet de Gérald Tremblay tombé en disgrâce avant de devenir responsable du bras immobilier de la Ville.

Et comme ce Fillion est mort, il est très commode de lui faire porter le blâme pour toutes sortes d'irrégularités.

M. Zampino a également expliqué que Bernard Trépanier, le financier de son parti («Monsieur 3%»), n'avait aucune fonction officielle et n'avait donc pas agi dans cette histoire. La commission Charbonneau a pourtant noté que Trépanier avait appelé Fillion au moins 863 fois entre 2005 et 2010. Y compris en plein pendant la réunion qui devait choisir le constructeur! Un témoin à la Commission a dit que Fillion s'en remettait à Zampino, qui tirait les ficelles par-derrière.

À la commission Charbonneau, de nombreux témoins ont dit avoir remis des dizaines et des centaines de milliers de dollars à Trépanier pour avoir accès aux contrats de la Ville.

L'ingénieur Michel Lalonde, au coeur de la distribution des contrats entre firmes, a été un témoin-clé de la Couronne. Il a obtenu une immunité de poursuite pour témoigner contre ses anciens complices dans ce système de collusion. Mais le juge Poulin n'a pas retenu son témoignage sur les points cruciaux. Il disait notamment avoir entendu Zampino dire que Catania devait avoir ce contrat. Zampino a nié avec aplomb.

Oui, le couple Zampino fréquentait le couple Catania, note le juge. Oui, il a été invité en Floride (dans un hôtel Trump à 459 $ la nuit à l'époque); Trépanier y a également séjourné et reconnu que Catania avait payé son séjour. Zampino affirme l'avoir payé, mais il a été incapable de le prouver à la Commission. Certes, M. Zampino s'est fait offrir un job chez Catania après sa démission, mais après de brefs contrats, il a décliné, préférant aller chez Dessau... grand pourvoyeur de fonds politiques illégaux et grand bénéficiaire de contrats de la Ville.

Mais ces manques «de jugement» et d'éthique ne sont pas une preuve de malversation criminelle, écrit le juge, qui conclut même : «Aucune preuve présentée au procès ne permet d'inférer, directement ou indirectement, que M. Zampino aurait joué un quelconque rôle dans cet exercice.»

La Couronne n'a même pas pu prouver le financement politique illégal de Catania, que le juge estime «en parfaite conformité avec la législation applicable en cette matière».

Bref, c'est un ratage total.

Oh, j'oubliais : «il est incontestable», écrit le juge, que MM. Martial Fillion (le mort) et Daniel Gauthier (le coupable cocufié de l'histoire) «ont commis des malversations».

Pour qui? Avec qui? Au profit de qui?

Personne, apparemment!