Ils étaient venus d'Abbécourt pour la voir en personne.

Pour se rendre à Ennemain, on peut prendre la route départementale 937, qui est le chemin le plus court, ou l'autoroute des Anglais, qui est plus rapide. Mais au fond, qu'on passe du côté de Frières-Fallouël, ou qu'on traverse tranquillement Muille-Villette, où il y a un cimetière de soldats anglais, c'est à peu près trois quarts d'heure, donc n'en parlons même pas.

Pensez un peu : 485 jeunes hommes sont enterrés ici, à Ham. Là-dessus, 218 « soldats inconnus », tués en 1918, quelques mois avant la fin de la guerre. Des gouttes dans un océan sanglant, en plus : deux ans plus tôt, de juillet à novembre 1916, 1,2 million de soldats sont « morts ou disparus » dans la bataille de la Somme. Juillet... août... septembre... octobre... novembre... 240 000 morts par mois, juste ici... Cent ans plus tard, on arrondit les chiffres, mais 1 190 554 ou 1 201 076, c'est déjà pire, c'est plus individuel.

Ils étaient venus d'Abbécourt, disais-je. Excusez-moi, il y a tant d'histoire ici, le risque est grand de ne voir que le décor chargé du passé et le pittoresque presque accablant de beauté, jamais bien loin, même en Picardie.

Donc, ce couple était venu d'Abbécourt pour voir et entendre Marine Le Pen dans ce bled sans distinction particulière, oublié de tous - encore que pour être oublié, il eût fallu qu'il fût connu, comme on dit.

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Pour son dernier « meeting », la candidate avait choisi Ennemain, 237 habitants, au milieu des champs. Un décor France profonde : des ballots de foin soigneusement disposés en face d'une scène plantée devant la mairie - une des nombreuses mairies détenues par le Front national dans les Hauts-de-France. L'église du village en arrière-plan. Et une ambiance de fête populaire. Des manèges pour les enfants. Des tentes où l'on vend de la bière. Des hot-dogs. Il y a Loïc's Restauration ambulante, des souvenirs, des épinglettes, des tasses Marine. Et il y a un comptoir de légumes biologiques locaux.

- C'est un comptoir agricole ou politique ?

- Moi, j'ai voté blanc, répond le fermier. Les temps sont durs, vous savez. On a bien vendu !

« Entre 1000 et 1200 personnes » sont venues, me dit un gendarme. L'endroit est sous haute sécurité policière et privée, comme tous les meetings politiques en France, et l'on vous fouille passé un certain périmètre.

Une ambiance « festive », mais un village qui peine à survivre, comme bien des villages de la région, comme bien des villages partout, en fait. Il y avait le double d'habitants ici il y a 100 ans.

Ici, la candidate à la présidence offre l'image nostalgique d'une France du terroir et sa détresse de 2017.

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Ils étaient venus d'Abbécourt, elle, Loudivine Martin, 29 ans, trois enfants, ouvrière dans le « tri de vêtements » (pour les dons à l'étranger), et son mari ambulancier. « Quand j'ai su qu'elle venait ici, je me suis dit : il faut être là ! », me dit-elle.

« J'en ai eu les larmes aux yeux, dit le mari. Elle m'a embrassé ! Mais j'ai demandé avant, bien sûr ! Ils disent qu'on vote Marine par dépit. C'est faux ! On l'aime ! »

Vers la fin, en effet, quelqu'un a crié : « Marine, je t'aime ! » La foule a scandé ensuite : « Marine, on t'aime ! » Puis : « On va gagner ! »

Une femme me montre les égoportraits qu'elle a pris avec Le Pen dans quatre ou cinq autres meetings. Elle a des autographes, des affiches. « Elle est belle ! Et c'est une femme, enfin. »

Malgré les sondages qui donnent Macron largement favori, ils s'accrochent à l'idée que l'abstention sera forte.

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Pendant 40 minutes, Marine Le Pen a lu ses notes, sur les mêmes thèmes toujours : il faut donner un souffle nouveau à cette démocratie « poussiéreuse » ; il faut expulser tous les suspects de terrorisme (les « fichés S », souvent français, nés en France) ; refaire l'Europe ; se débarrasser des politiciens « froids et calculateurs ».

« Dimanche, en allant voter, souvenez-vous que vous n'avez que la France pour vous défendre, et que la France n'a que vous pour la défendre. »

Tout le monde entonne joyeusement La Marseillaise, et après « Qu'un sang impur abreuve nos sillons », on commence à se disperser avec ses petits drapeaux tricolores.

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Il a 42 ans, il est ambulancier, « ni facho ni raciste ». Il tente de syndicaliser son entreprise. Il a même voté socialiste toute sa vie, y compris à la dernière présidentielle.

« Je suis issu d'un bastion socialiste, mon père a toujours voté à gauche. Mais je suis avant tout issu du peuple. Et elle, elle parle au peuple. »

C'est ce que j'ai entendu le plus souvent hier soir : « Elle nous comprend. »

« Macron, il ne comprend pas le petit peuple, il nous voit comme des subalternes. »

« Elle parle aux petites personnes, je veux dire nous, les ouvriers », me dit David Bourgin, 40 ans, mécanicien industriel. Sandrine Rombault, 37 ans, tisse des chaises en rotin - celles qui ne sont pas confectionnées en Russie. « Elle me rejoint. »

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Ils viennent des villages environnants, ils sont réceptionnistes d'hôtel à Paris « parce qu'il n'y a plus de boulot dans la région », agriculteurs désabusés, ils placent les marchandises sur les tablettes dans un supermarché, ils travaillent à la plus grande usine de conserves de légumes de France, ou ils sont chimistes, comme Valérie, qui résume autrement le sentiment général ici : 

« Y en a marre des énarques assis bien confortables dans leur fauteuil à Paris ! »

Pour ceux qui ne connaîtraient pas le jargon politique français, les « énarques » sont les diplômés de la prestigieuse École nationale d'administration, qui prépare l'élite aux hautes fonctions de l'État français. Une proportion phénoménale des politiciens français depuis des générations est issue de l'ENA ou des autres « grandes écoles » - Polytechnique, Sciences Po...

Emmanuel Macron est le prototype de l'énarque. Un fort en thème cultivé, qui brille depuis le plus jeune âge et qui émerveille tous ses profs par sa virtuosité intellectuelle. Mais tout cela doublé d'une impression de supériorité qui hérisse une large partie de l'électorat. Quand, dans le débat, il dit paternellement à Marine Le Pen combien il est « triste » de voir à quel point elle ne maîtrise pas les dossiers, il n'exprime pas de la compassion, mais de la condescendance.

Sur le plan personnel, à part la jeunesse, le joli minois et une volonté de se la jouer « cool », il n'a pas grand-chose en commun avec Justin Trudeau, malgré toutes les tentatives de rapprochement, y compris dans la presse française. Si l'on tient absolument à le comparer à un politicien québécois, il ressemble bien plus à Philippe Couillard ou à Jacques Parizeau : un premier de classe cérébral, technocrate, perçu comme distant.

« On lui a demandé si elle vivrait au palais de l'Élysée, et elle a dit : non, je vais demeurer chez moi en famille ! »

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- Ce que j'en pense ? Dans l'oignon, Macron ! me résume un autre partisan.

- Dans l'oignon ?

- C'est une expression picarde. Dans le cul, si vous préférez...

« Je suis pas contre les riches, comme elle dit : les capitalistes, on en a besoin pour créer des emplois, mais pourvu qu'ils restent ici ! Mais si ça tourne plus mal, les gars qui ont de l'argent, ils vont partir, nous, on restera ici... »

Plus mal ? Qu'on soit à Ennemain ou à Paris, on est tout aussi inquiet du terrorisme.

« Le 14 juillet, on venait de fêter à Saint-Quentin, il y avait des milliers de personnes, des feux d'artifice... Je rentre dans la voiture, je vois sur mon téléphone : un camion fonce dans la foule à Nice ! Ça nous prend aux tripes, ça, vous comprenez ? Ç'aurait très bien pu être chez nous, ç'aurait pu être ma femme, ma fille ! On est dans un état de guerre, il faut réagir, on n'a pas besoin de suspects de terrorisme ici. »

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- Une de nos patientes, son fils a été obligé d'aller au Canada pour se trouver du boulot ! Son avenir était bloqué ici. Vous pensez que je veux que mes enfants se retrouvent au Canada ?

- Là-dessus, je suis mal placé...

Ils détectent immédiatement mon accent québécois, « comme Gilbert Rozon » - devenu célèbre comme juge à une émission de « talents » amateurs français.

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Ce qui frappe le plus peut-être, c'est de voir l'âge des militants de ce rassemblement. Plusieurs dans la vingtaine. Une étudiante en droit à Strasbourg m'a expliqué ses convictions patriotiques et économiques. Un jeune étudiant qui cherche « un vrai changement pour [son] pays ».

Et autour d'eux, des plus vieux qui se voient comme les dindons d'une farce européenne, qui estiment n'avoir plus grand-chose à perdre, et qui sont maintenant prêts à courir le risque Le Pen, chose qu'ils n'auraient pas osée avec le père comme chef.

La fête au village Le Pen s'est terminée sagement au coucher du soleil. Ils savent que les chances sont minces, mais sait-on jamais, regardez Trump, disent-ils pour s'encourager...

photo philippe huguen, agence france-presse

L'ambiance était « festive » dans un village qui peine à survivre, comme bien des villages de la région, comme bien des villages partout, en fait. Il y avait le double d’habitants ici il y a 100 ans.

Ennemain

Population: 230 (2014)

Chômage: 14,4 %

PREMIER TOUR 2017

Marine Le Pen: 38 %

François Fillon: 21 %

Jean-Luc Mélenchon: 14 %

Emmanuel Macron: 13 %