Quand j'ai vu le nom de Bernard Ratelle dans le journal hier, j'ai vécu un déjà-vu de mes années au palais de justice. La Presse rapportait que Ratelle a « encore » été condamné pour une fraude.

Ratelle... Ratelle... Ça me dit quelque chose...

Fouille dans les archives. Je retrouve le dernier article que j'ai publié sur lui : «Le redresseur financier et comptable Bernard Ratelle de nouveau accusé».

C'était en 1998.

Cet homme de 64 ans est un enfirouapeur financier comme on n'en a pas vu souvent. Il a fait quatre ans de comptabilité, a été reçu «CA» en 1975 et, depuis, a fraudé sans relâche le pauvre monde.

Dans le temps, il se prétendait «redresseur financier». Il écumait les bureaux où les gens qui n'arrivaient plus à payer leurs dettes se présentaient. Il prétendait régler leur problème contre quelques centaines de dollars. Il les dirigeait ensuite vers un syndic, pour aller faire faillite plus loin...

Cette fois, il est allé un peu plus bas encore : il s'est présenté comme bénévole pour aider les sans-abri et les ex-détenus dans un refuge à faire leur déclaration de revenus. Il a pris leurs informations personnelles et a rempli les déclarations... puis a encaissé les remboursements d'impôt envoyés par le gouvernement. Un total de 76 000 $.

Chic, n'est-ce pas?

La question que je me pose aujourd'hui est la suivante : si, en 1998, on écrivait qu'il était « à nouveau » accusé, s'il était un vétéran de la fraude en 1998, comment se fait-il qu'il sévisse encore en 2017?

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La réponse, c'est que si on est vraiment, vraiment décidé à rire du système, on peut.

Dès le début des années 80, Ratelle a été épinglé par son ordre professionnel. Comme avant 1988, les affaires de discipline n'étaient pas publiques, l'Ordre des comptables refuse de nous dire pour quelle infraction.

Quelques années plus tard, il conseille à un avocat de commettre une fraude. Il est condamné par la cour criminelle. On traîne le récidiviste devant son conseil de discipline.

Conclusion des sages comptables en 1991? «Il faut distinguer entre un acte criminel commis dans l'exercice de ses fonctions, et celui commis hors des cadres de cette dernière, ce qui est le cas dans la présente affaire.»

Les condamnations antérieures de l'escroc n'étaient reliées «d'aucune façon» au crime pour lequel il venait d'être déclaré coupable en cour criminelle (il ne faut pas confondre fraude et fraude). Si bien qu'on se contente d'une réprimande, plus les frais.

Bernard, mon tannant, fais plus ça!

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Mais Bernard étant Bernard, il a diversifié ses fraudes, au point d'avoir des dizaines d'employés par moment. On le voyait donc revenir au palais de justice chaque saison, toujours pour une nouvelle affaire.

Il finissait par s'avouer coupable. Il y avait plusieurs victimes, mais Monsieur le Juge, c'est des petits montants... Ou alors la victime était le gouvernement, puisqu'il utilisait des prête-noms pour soutirer des avantages, des crédits, etc.

Rien de bien juteux, vous voyez?

Bernard allait donc de peine insignifiante en amende. Même s'il a fait des millions au fil des ans, il s'arrangeait pour faire pitié. Payer 5000 $ d'amende en 10 mois? Mais c'est inhumain, je fais à peine 20 000 $ par année... Donnez-moi un délai d'au moins 18 mois, Madame la Juge ! Bon, OK, 12 mois, mais pas un jour de plus!

Bernard connaît la faiblesse des juges : ils aiment le vocabulaire du repentir. Ils craquent pour ceux qui ne le referont plus. Qui ont appris de leurs erreurs. Ils croient en la dissuasion et en la réhabilitation. Qui ne veut pas y croire?

«Tu as bien compris, là, Bernard, tu le referas plus, hein?

- Ah! non, Monsieur le Juge, cette fois, c'est bien fini, je suis désolé, Monsieur le Juge.»

Sacré Bernard. Il était déjà sur un autre coup fumant, déjà en train de détrousser des dizaines d'innocents et de fourrer l'impôt un verre de champagne à la main.

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Le très effrayant Ordre des comptables, choqué, choqué, a finalement ouvert sa bouche pour montrer ses dents : c'était un dentier et il avait oublié de le mettre.

Qu'est-ce qu'il a pu rigoler de l'Ordre des comptables, le Bernard. Vingt-quatre ans à voler les gens les plus mal pris des quartiers pauvres de Montréal, tout ça avec le titre de CA sur sa porte. Et finalement, en 1999, quand le syndic a secoué ses puces pour menacer de le radier, Bernard a dit : savez-vous quoi? Vous avez raison. Je suis terriblement coupable. Je ne me défendrai même pas. Je n'en peux plus. Je quitte la profession que j'ai tant déshonorée. Je démissionne.

En 2014, non content de cette démission, le syndic a requis une révocation «permanente» de son permis - la peine de mort professionnelle. On va lui écraser les lunettes, à Bernard, tiens, crounch, crounch!

Bernard ne s'est pas présenté devant ses pairs. Il a tout de même signé une déclaration disant (j'en ai les larmes aux yeux tellement c'est touchant) : «Je désire [...] tourner la page et faire la paix avec mon ordre professionnel».

C'est-y beau ou c'est-y pas beau, ça, mesdames et messieurs?

Voilà bien la raillerie terminale, le sarcasme ultime. Faire la paix! Lui?

Comment un syndic peut-il être assez naïf pour croire ce genre de niaiserie? Si quelqu'un a déshonoré la profession de comptable, c'est le syndic, ou les syndics de l'Ordre, en le laissant faire toutes ces années.

Cet ex-comptable n'avait rien à cirer du titre. On l'a dit : sa vraie profession, c'est fraudeur agréé, pas comptable. Alors il a continué à faire du «redressement financier», ce qui est un des synonymes de «fraude».

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Les années ont passé. Des juges et des procureurs sont partis à la retraite, d'autres sont morts, d'autres encore les ont remplacés au palais de justice. Des générations de chroniqueurs judiciaires ont couvert ses histoires avec l'illusion qu'en publiant son nom, sa photo, cinq fois, dix fois, il serait bientôt hors d'état de nuire. On allait enfin protéger le public, là où tous avaient failli, nous autres allions enfin avertir la veuve, l'orphelin et leur voisin...

Ben voyons donc.

Bernard est resté Bernard. Fidèle à la fraude comme un bouledogue à son maître. Une p'tite passe croche ici, un gros coup là...

Même au pénitencier, où il purge une peine de plus de cinq ans, il continue à en enfirouaper d'autres...

On vient d'ajouter 15 mois à sa peine. Mais il doit être un prisonnier modèle. Si ça se trouve, il fait les rapports d'impôt des gardiens...

Et il rit.