Ils ont été arrêtés en 2009. Sept ans plus tard, ils n'ont toujours pas été jugés. C'est trop, beaucoup trop, qu'importe s'il s'agit du chef des Hells Angels et de trois présumés trafiquants majeurs de cigarettes mohawks.

Pour le chef des motards, Salvatore Cazzetta, ça ne change pas grand-chose : il est en prison en attendant un autre procès.

Mais pour la justice, c'est une sacrée claque. Et aussi bien se préparer, ce ne sera pas la dernière.

Au mois de juillet, dans l'affaire Jordan, la Cour suprême a revisité le droit d'être jugé dans un « délai raisonnable ». Et pour une très rare fois dans la Cour actuelle, les juges se sont divisés à cinq contre quatre. La majorité a dénoncé la complaisance de tout le système judiciaire face aux délais excessifs rencontrés partout au Canada.

Et les juges ont voulu donner un grand coup. Une limite mathématique a été fixée : 18 mois pour une cause sommaire en cour de niveau provincial, ou 30 mois pour une cause avec enquête préliminaire ou en Cour supérieure (devant jury généralement).

Passé ce délai, sauf « circonstances exceptionnelles » à justifier par la poursuite, la cause sera rayée, peu importe la gravité du crime.

Les quatre juges minoritaires étaient d'accord dans la cause précise du Jordan en question (accusé de trafic) : les délais étaient excessifs. Mais on ne peut pas artificiellement fixer des plafonds, disaient-ils.

Sauf que c'est la majorité qui fait la loi. Et plafonds il y a désormais...

DU DÉJÀ VU

Tout ceci rappelle un épisode douloureux. En 1991, après un premier jugement sur la question (Askov), pas moins de 47 000 causes avaient été rayées en Ontario (dont plusieurs centaines d'agressions sexuelles). Au Québec, où les délais étaient moindres, on avait tout de même décrété un arrêt de procédures dans plusieurs centaines de causes.

Les procureurs et certains juges avaient interprété littéralement la décision de la Cour suprême, qui semblait fixer des limites de temps précises. Le juge Peter Cory, auteur du jugement, avait cru devoir intervenir publiquement pour dire qu'on exagérait la portée du jugement...

Les choses s'étaient calmées après cet électrochoc et une approche plus subtile a prévalu par la suite.

Tellement subtile qu'au fil des ans, on en est venu à accepter des délais de plus en plus longs. Et la situation est bien pire qu'à l'époque d'Askov.

UNE CAUSE COMPLEXE

Retour à notre chef motard et aux Mohawks Rice, père et fils. Aussitôt la décision Jordan rendue, les avocats de Cazzetta et des Rice ont réclamé l'arrêt des procédures. Leur procès n'était prévu que pour 2017 !

Ils sont les quatre seuls à ne pas s'être reconnus coupables : les 62 autres arrêtés dans l'opération Machine ont réglé leur cause en 2014, ce qui est une forme de succès, si l'on oublie que c'est le petit gibier qui a plaidé coupable.

Comment expliquer des délais aussi extravagants ? C'est ici que les opinions divergent. La défense les attribue à la poursuite. Celle-ci réplique qu'ils sont dus au fait que l'avocate de Cazzetta a été gravement malade ; qu'il a fait des requêtes pour ne pas être jugé avec les Rice ; que les Rice ont fait des requêtes en droit autochtone pour contester le pouvoir des autorités de leur imposer des taxes ; et que de toute manière, l'affaire était particulièrement complexe - 66 accusés dans trois palais de justice.

Un juge avait averti les quatre accusés en 2014 que « les délais [pouvaient] être assez longs » s'ils insistaient pour être jugés séparément - les Mohawks invoquaient le droit d'être jugés par un jury autochtone. En fait, le procès serait fini depuis deux ans et demi, n'eussent été les requêtes des quatre accusés, dit la poursuite.

La défense s'est contentée de présenter les délais globaux, mathématiquement inacceptables. Dès le délai de 30 mois constaté, en effet, c'est à la poursuite de s'expliquer. Les explications n'ont pas satisfait le juge James Brunton, qui a décrété l'arrêt des procédures cette semaine.

Ce qui est troublant en ce moment, c'est que dans une décision aussi lourde de sens, le juge a rendu sa conclusion, mais sans donner ses motifs. Nous les aurons la semaine prochaine, apparemment.

Il s'agit pourtant de la première décision du genre dans une affaire de crime organisé. Un minimum de pédagogie aurait été de mise, et pas à retardement !

PAS LA DERNIÈRE

Qu'il y ait appel ou non, cette décision n'est que la première d'une longue série. On en verra surgir de partout au Canada. Juges et avocats sortiront leur boulier et se livreront à cette comptabilité des délais.

Le Barreau s'indigne, avec raison. Comment accepter qu'une enquête coûteuse, complexe ne trouve pas d'aboutissement judiciaire pour les principaux accusés ? Une fin qui ressemble à celle de l'opération SharQc, qui visait les Hells Angels pour des crimes beaucoup plus graves - meurtres, trafic massif de stupéfiants, etc.

La solution n'est pas pour autant dans l'embauche de plus de juges et de procureurs - pas seulement, en tout cas. Elle est surtout dans la modernisation des manières de procéder. 

Les délais devraient obséder les juges et les procureurs, qui devraient changer leurs façons de faire.

La panique gagne les officines des procureurs partout au pays, mais l'arrêt Jordan a un aspect positif. Il insiste sur la gestion des causes, sur les efforts pour simplifier la preuve, « responsabiliser » les tribunaux et « changer la culture » des procès criminels.

C'est à cette tâche que les acteurs du système devraient s'atteler en ce moment, s'ils veulent qu'il soit efficace et crédible. Beaucoup se comportent comme si le temps était élastique. Les remises, les débats interminables et oiseux, les dossiers inutilement surchargés, tout ça ne devrait pas être toléré. Il manque d'impatience dans ce système.

Aussi critiquable soit-elle, la décision Jordan a ceci de bon : elle forcera tout ce monde à changer de siècle et à reprendre le contrôle d'un système devenu monstrueusement inefficace.