Jean Charest ne pouvait sûrement pas imaginer ça le jour où il a décidé de créer l'UPAC. Cinq ans plus tard, cet organisme vient nous dire que la corruption avait atteint la deuxième chaise de son cabinet.

L'arrestation de l'ex-vice-première ministre du Québec pour corruption est une marque qui restera toujours sur son gouvernement - et qui risque d'affecter longtemps le Parti libéral.

Il y a eu très peu d'arrestations de ministres ou d'ex-ministres dans l'histoire du Québec. On ne sait pas ce qu'il adviendra de celles-ci, mais elles ont assurément un caractère historique.

Non pas parce qu'il y a plus de corruption de nos jours. En fait, c'est exactement le contraire. Dans un gouvernement franchement corrompu, les enquêtes n'ont pas lieu ou sont bloquées, les accusations, écartées. 

Le gouvernement Taschereau (1920-1935) était gangrené par la corruption. Celui de Maurice Duplessis, qui l'a suivi, lui aussi. Deux des ministres de Duplessis ont fait face à des accusations criminelles à la suite du «scandale du gaz naturel»; mais c'est à la suite d'une commission d'enquête mise sur pied par le gouvernement Lesage, qui lui a succédé. Et plusieurs avaient dénoncé une «vengeance politique».

Ce qu'il y a d'inédit dans le cas de Nathalie Normandeau, c'est que cette ancienne ministre libérale se trouve accusée à la suite d'une enquête d'une escouade de police mise sur pied par le gouvernement dont elle était numéro 2 en titre.

En plus, cette enquête trouve son aboutissement pendant qu'un autre gouvernement libéral est au pouvoir.

La bonne nouvelle que cachent ces arrestations, c'est donc que l'Unité permanente anticorruption a pu travailler de manière indépendante en visant le plus haut niveau de l'État; et que la Directrice des poursuites criminelles et pénales a autorisé des accusations criminelles de manière tout aussi indépendante.

Il reste à faire la preuve des accusations, bien entendu, et l'UPAC joue sa réputation ici. En attendant, le simple dépôt d'accusations aussi graves installe officieusement l'Unité dans un statut constitutionnel unique.

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En février 2011, quand le gouvernement Charest a créé l'Unité permanente anticorruption, les applaudissements étaient rares. Je me souviens de la voix hésitante de Robert Lafrenière, de sa mine grise et des sarcasmes qui l'entouraient. Une autre manoeuvre de diversion pour éviter une commission d'enquête, disait-on.

Il a fallu attendre 14 mois avant les premières arrestations. Bah, du menu fretin municipal, plus Tony Accurso, c'est vrai, mais le reste?

Au fil des mois, on a ajouté le tout puissant maire de Laval, Gilles Vaillancourt, l'ex-numéro 2 de Montréal, Frank Zampino, le maire de remplacement Michael Applebaum... D'autres maires... Des professionnels - avocats, notaires, ingénieurs...

L'UPAC affirmait sa pertinence, mais on ne semblait pas capable de franchir le niveau municipal. De deux choses l'une: ou bien le gouvernement du Québec était totalement propre (sauf le pas très signifiant Tony Tomassi)... Ou bien la classe politique de la capitale était derrière une paroi plombée, inatteignable judiciairement.

Ce n'est ni l'un ni l'autre, vient de nous dire l'UPAC: oui, la corruption avait atteint le gouvernement du Québec et non, ces gens-là n'ont aucune immunité.

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On ne sait rien de la preuve encore, mais on sait ceci: la corruption est un crime en vase clos qui ne laisse pas une victime sur un trottoir. Les victimes sont invisibles: des gens exclus des contrats publics, les citoyens qui paient une concurrence truquée, les opposants politiques qui jouent selon les règles. Dans ce système clos, celui qui paie le parti ou le politicien pour obtenir un contrat se fait rembourser en «extras» par des fonds publics; le politicien fait financer sa campagne ou ses propres dépenses; bref, ceux qui savent n'ont aucun intérêt à dénoncer. Ce n'est que par des indices qu'on peut détecter des systèmes de collusion ou de corruption. Mais la prouver...

Ce qu'on a vu à la commission Charbonneau, c'est des dirigeants de firmes de génie-conseil venus dire qu'on exigeait d'eux des dons. Des dons de plus en plus élevés dès que Jean Charest est arrivé au pouvoir et que l'homme d'affaires Marc Bibeau est devenu son «grand argentier» comme une demi-douzaine de témoins ont dit.

On a vu des preuves abondantes de financement illégal (des sociétés donnaient de l'argent, ce qui est interdit). 

On a vu des firmes comme Roche décrocher la part du lion des contrats dans plusieurs régions. Mais toujours, il manquait ce chaînon entre la donation et le contrat.

L'avocat de Nathalie Normandeau nous dit qu'elle n'a rien fait de «criminel». Mais on sait que des décisions prises à son bureau pouvaient vous faire obtenir un «oui» là où les fonctionnaires avaient dit «non». On sait que son chef de cabinet Bruno Lortie, lui aussi accusé, était proche de l'ancien ministre Marc-Yvan Côté, qui faisait du «développement des affaires» chez Roche. On sait un peu mieux ce que développer des affaires veut dire maintenant - M. Côté est aussi au nombre des accusés. Le même qui a admis avoir transporté plus de 100 000 $ en comptant pour les libéraux fédéraux, bref, un type qui connaît «le système». On sait aussi que des hauts dirigeants de Roche accumulent les accusations criminelles.

Il nous reste maintenant à voir ce que la police a en main comme «chaînon manquant» et qui fait le lien entre le «simple» financement illégal, la politicienne «naïve» et la corruption pure et pas si simple.

Il nous reste aussi à voir ce qu'il adviendra de l'enquête policière qui touche à Marc Bibeau.

Il nous reste à voir, en somme, si c'est la dernière ou la première d'une série d'arrestations en haut lieu. Comme l'impression que ça ne fait que commencer.

En attendant, je suis plutôt réjoui devant ce qui ressemble à une sorte de ménage du printemps démocratique qu'on n'avait fait qu'à moitié.