Les cérémonies de présentation de nouveaux juges sont rarement des rendez-vous journalistiques. Devant les collègues, la famille et les amis, le nouveau magistrat affecte une sincère humilité devant la tâche qui l'attend, prononce des remerciements et épice son propos de quelques mots d'esprit.

Le nouveau juge en chef de la Cour fédérale d'appel, Marc Noël, ne s'est toutefois pas contenté de la tradition protocolaire, le 28 novembre. Devant tout le gratin judiciaire d'Ottawa réuni dans le grand hall de la Cour suprême, il a décidé de se vider le coeur.

L'objet de sa colère? Le jugement Nadon de la Cour suprême, qui interdit l'accès à la plus haute fonction judiciaire au pays aux juges québécois de la Cour fédérale.

Ce jugement a été une humiliation non seulement pour le ministre de la Justice Peter MacKay, mais pour tous les juges de cette cour. En plus, bien sûr, d'être une épreuve pour le principal intéressé, Marc Nadon, un juge semi-retraité jusque-là inconnu du public.

«Je n'ai pas l'intention de critiquer la Cour suprême pour sa décision», a dit le nouveau juge en chef Noël.

Non, mais... «en tant que responsable de la Cour», il a «le devoir» de «souligner des répercussions qui ne semblent pas avoir été envisagées par la Cour suprême».

Si ce n'est pas une critique, ça y ressemble sacrément...

Pendant que les trois juges de la Cour suprême présents se calaient dans leur fauteuil, les juges de «sa» cour attendaient avec délectation ce qui suivrait...

Compromis historique

Le problème, a dit le juge Noël, c'est qu'on vient de créer deux catégories de juges à la Cour fédérale. Ceux des autres provinces, qui peuvent accéder à la Cour suprême - comme les juges Iacobucci et Rothstein. Et ceux du Québec, qui en sont exclus.

L'article 6 de la Loi sur la Cour suprême, en effet, prévoit que trois des neuf juges proviennent du Québec et soient choisis parmi les membres du Barreau, de la Cour d'appel ou de la Cour supérieure. La loi a été écrite avant la création de la Cour fédérale et n'a pas été changée. Quand le juge Nadon a été nommé, un avocat de Toronto a soulevé le problème.

La Cour suprême a conclu que ce n'est pas par hasard qu'on avait omis les juges de la Cour fédérale; c'est pour «garantir que la Cour possède une expertise en droit civil et que les traditions juridiques et les valeurs sociales du Québec y soient représentées et [...] préserver la confiance du Québec envers la Cour».

Ce qui, pour certains, était une omission purement technique a été vu par la Cour comme partie intégrante du compromis historique: on garantit au Québec trois juges sur neuf, et trois juges... suffisamment québécois, en somme.

Pourtant, les juges de la Cour fédérale eux-mêmes doivent avoir un passé civiliste: le tiers de ses juges viennent du Québec.

Résultat net: l'avocat beauceron admissible à la Cour suprême perd sa qualité le lendemain s'il est nommé à la Cour fédérale. Le greffier de la Cour fédérale peut techniquement être nommé à la Cour suprême comme avocat québécois... mais pas le juge en chef.

Bref, les juges québécois de la Cour fédérale sont profondément meurtris et se sentent victimes d'une injustice.

Commentaire politique

Le juge Noël ne s'est toutefois pas contenté de replaider pour le public ce qu'avaient déjà fait valoir des juges retraités de la Cour fédérale au moment de l'affaire Nadon. Il s'est lancé dans l'arène politique.

«Seuls ceux qui veulent voir les Québécois et le Québec se désengager des institutions fédérales, pour ne pas dire en sortir, peuvent se réjouir de la décote des juges du Québec», a-t-il dit.

En somme, la Cour suprême a rendu un jugement crypto-sécessionniste...

On comprend pourquoi la juge en chef Beverley McLachlin, informée de la teneur du discours, n'a pas assisté à la cérémonie.

Une telle charge d'un juge en autorité contre une décision de la Cour suprême, même sous le couvert de la défense de sa cour, est sans précédent. Et franchement contraire au devoir de réserve des juges. La semaine suivante, le juge Noël a tenu les mêmes propos devant le Barreau et les a publiés sur le site de la Cour.

Les valeurs distinctes

On comprend la frustration des juges de la Cour fédérale, d'autant que la Cour suprême a constitutionnalisé la situation, pour ainsi dire: il faudrait une modification constitutionnelle pour rendre les juges de la Cour fédérale admissibles!

Mais sauf pour les ego froissés d'une quarantaine de juges, le jugement Nadon est cependant historique pour une raison beaucoup plus fondamentale.

La Cour suprême incorpore et constitutionnalise le principe de société distincte, parle même de «valeurs sociales distinctes» du Québec. Sur une échelle de 40 ans, c'est une petite révolution théorique à laquelle on assiste.

C'est Meech qui est entré par la porte arrière du «fédéralisme coopératif» et de l'autonomie juridique. Cela annonce des développements potentiels très intéressants pour le Québec, impensables il n'y a pas si longtemps.

Un des tests de cette théorie sera le jugement à rendre sous peu sur le registre des armes à feu, que le Québec veut récupérer.

Si la Constitution doit être interprétée en fonction des «valeurs sociales distinctes» du Québec, ce registre n'est peut-être pas mort.

C'est le genre de choses qu'on peut lire derrière ce jugement «séparatiste»...