Dix-huit ans. Le temps qu'il faut à un homme pour passer du berceau au bureau de vote. Dix-huit ans, c'est une génération.

En septembre 1995, un homme dans son salon regardait une nouvelle chaîne télé appelée Télétoon. Il y a vu son oeuvre, Robinson Curiosité, devenue Robinson Sucroé. Il avait essayé de la vendre, et jusqu'aux studios de Disney... Mais l'affaire n'avait jamais abouti. Et ce jour de septembre 1995, il en voyait une nouvelle mouture, produite par ceux qu'il avait engagés pour en faire la promotion : Micheline Charest et Ronald Weinberg.

L'année suivante, en 1996, Claude Robinson a déposé sa poursuite. Ce matin, à 9 h 45, la Cour suprême mettra un point final à cette affaire.

L'enjeu ce matin n'a plus tellement à voir avec le droit d'auteur, mais beaucoup plus avec la justice elle-même. Le premier jugement, du juge Claude Auclair de la Cour supérieure, accordait des dommages de 5,2 millions. La Cour d'appel a ramené les dommages à 2,7 millions et modulé les responsabilités des personnes poursuivies. Mais les deux jugements s'accordent sur le fond : Claude Robinson s'est fait voler son projet par Cinar.

Il ne s'agit donc pas, ce matin, de savoir si la Cour suprême «donnera raison» à Robinson. Il a raison. Le juge Auclair le démontre abondamment. La Cour d'appel passe la moitié de son jugement à le confirmer là-dessus. Il serait donc absolument renversant de voir la Cour suprême nous dire qu'il n'y a pas eu plagiat, ou si peu.

Non, ce matin, c'est d'argent qu'il est question. C'est d'accès à la justice. C'est en vérité l'idée même de justice pour tous dans ce pays qui est en jeu.

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À première vue, on ne voit pas trop de quoi se plaint quelqu'un obtenant un jugement de 2,7 millions de dollars pour une oeuvre qui n'a été qu'un projet. Un projet très élaboré, certes, mais un projet encore sur la planche à dessin.

Mais s'il lui a fallu 18 ans pour faire reconnaître ses droits d'auteur... Et s'il lui en a coûté 3 millions en honoraires... L'affaire devient absurde.

Elle devient injuste.

C'est une affaire exceptionnelle, certes, mais elle illustre la maladie de la justice civile ordinaire : elle n'est pas accessible pour le commun des mortels ; elle l'est d'autant moins quand les moyens financiers sont disproportionnés.

Cet automne, un comité de sages a rendu un rapport sur la crise de l'accès à la justice civile et familiale au Canada. Ce n'était que le plus récent constat, aussi implacable que les précédents.

« Il existe un grave problème d'accès à la justice au Canada, disait ce rapport. Le système de justice en matière civile et familiale est trop complexe, trop lent et trop cher. Il se révèle souvent incapable d'aboutir à des résultats justes, qui soient proportionnés aux problèmes qui lui sont soumis ou qui reflètent les besoins des gens qu'il est censé desservir. La situation est intenable. »

Le président de ce groupe de travail était nul autre que Thomas Cromwell, juge à la Cour suprême, qui sera un des signataires du jugement d'aujourd'hui.

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« La situation est intenable » : ce n'est pas une mince déclaration pour un membre du plus haut tribunal canadien.

Elle l'a été pour Claude Robinson, qui a dû faire face à des adversaires aux ressources apparemment illimitées. Certains ont menti, nié, triché, fraudé tout au long de ce parcours judiciaire.

Ils ont multiplié les recours, les requêtes, les changements d'avocats Demi-Cadratin plusieurs grandes vedettes du Barreau ont défendu Cinar et cie, l'un d'eux, Richard Wagner, est même devenu juge à la Cour suprême, mais ne prendra évidemment pas part à ce jugement.

Comment accepter, alors, la conclusion de la Cour d'appel, pour qui tout est bien qui finit bien ? Les trois juges de la Cour d'appel, en réduisant l'indemnité, estimaient que les voleurs de droits d'auteur « ne retireront rien de leur forfait », que la compensation était adéquate, et que les responsables seraient «dissuadés de recommencer».

Ils ont même dit que Robinson, redevenu propriétaire de l'oeuvre, peut maintenant l'exploiter... Vingt ans plus tard ? Quand l'émission est en quelque sorte brûlée ? Soyons sérieux ! La Loi sur le droit d'auteur a un avantage sur le Code civil : elle permet de se faire rembourser ses honoraires d'avocat. Mais la Cour d'appel estime que les honoraires pour l'appel (presque 900 000 $ !) n'ont pas à être inclus... vu que l'appel n'était pas « sans mérite ».

Autrement dit, les voleurs, s'ils sont punis dans un premier jugement, peuvent continuer les procédures sans danger s'ils soulèvent des questions de droit pertinentes.

On sentait dans ce jugement d'appel une critique du premier jugement, sans doute trop émotif au goût de la Cour d'appel.

Mais par quelque bout qu'on prenne l'affaire, sa conclusion en appel était une légalité injuste. De ces « résultats injustes » permis par la complexité inutile de notre système, par la possibilité des plus riches d'abuser légalement de la procédure.

Je me permets donc, ce matin, d'espérer que la conclusion de cette affaire ait un sens. Que justice, enfin, soit faite, une génération plus tard.