Le pire, ce n'était pas de perdre son emploi. Ni les nuits blanches. Ni même de dire à son fils: y aura pas de cadeaux cette année. Le pire, c'était l'humiliation.

Après 10 ans à laver, nourrir, habiller toutes ces personnes dont il fallait parfois deviner les pensées vu qu'elles sont trop handicapées pour même parler, après 10 ans de travail, on va même dire d'amour un peu... le pire, c'était d'entendre les patrons dire à la cour: elle n'est pas compétente. On la garderait bien chez nous, mais que voulez-vous, elle n'a pas les qualifications...

Elmonde Joseph, pourtant, a l'équivalent d'une formation d'infirmière auxiliaire et bien plus que ce qui est requis pour continuer à faire ce travail.

Que s'est-il passé alors pour qu'elle perde son emploi?

Elle est passée dans le tordeur d'une réorganisation-fusion-refusion dont le secteur de la santé a le secret.

Mme Joseph est une des 130 ex-employées de l'ancien centre de réadaptation Lisette-Dupras, devenu le CRDITED. Ce centre a 112 points de service, surtout dans le sud-ouest de l'île de Montréal, et gère 23 résidences pour personnes handicapées intellectuellement.

Pour être tout à fait précis, et le problème vient de là: ces 130 femmes étaient employées d'une agence... qui les plaçait dans une des nombreuses résidences du centre.

En 2011, le centre a mis fin au contrat avec l'agence. Leur emploi a disparu.

Disparu? Non: les postes ont été offerts. Mais on leur a préféré des candidats supposément mieux formés. On parle ici de postes où les exigences sont un cours secondaire et quelques formations d'appoint. On parle surtout de femmes qui faisaient sans problème ce travail, exactement le même, mais qui étaient employées d'une agence privée, certaines depuis 25 ans.

«Les dernières journées, c'est moi qui formais celles qui allaient me remplacer», dit Mme Joseph.

Le comble de l'humiliation: assez bonne pour former sa remplaçante... mais pas assez pour faire le travail.

Ces 130 femmes sont presque toutes des immigrées, la plupart d'origine haïtienne. Ça n'a aucun rapport, me direz-vous. Peut-être que ça en a un peu, vu que pendant toutes ces années, elles étaient payées de 10 à 12$ l'heure, tandis que les employées régies par les normes du «public» au centre touchaient de 15 à 17$ pour les mêmes tâches, en plus des avantages sociaux. La Commission des droits a ouvert un dossier... il y a cinq ans.

Ces femmes congédiées n'ont en effet aucun fonds de retraite.

La beauté du système, c'est que le centre payait à l'agence privée plus de 20$ l'heure pour se faire fournir ce personnel sous-payé.

Au fond, ces 130 femmes étaient des salariées du centre, mais déguisées en employées d'agence. C'est ce qu'a conclu le juge Jean Paquette, de la Commission des relations de travail, en juin 2011. L'agence n'avait comme client... que le centre de réadaptation. Tous les ordres venaient du centre et les préposés avaient exactement les mêmes tâches, les mêmes patrons, qu'ils soient payés (au rabais) par l'agence ou par le centre.

Cette décision a été confirmée en Cour supérieure en mars 2012. Il n'y a pas eu d'appel.

Alors, ça devrait être réglé, non?

Eh bien non. Malgré ces deux décisions, ces femmes n'ont toujours pas retrouvé leur emploi. On se doute que, presque trois ans plus tard, les réintégrer ne sera pas simple: tous les postes ont été pourvus «temporairement». Ce sera autant de gens qu'il faudra... déplacer.

Mais la faute à qui? Pas à elles, en tout cas.

«Ce qu'on n'accepte pas, c'est qu'après des années de travail sous-payé, on vienne présumer que ces femmes-là sont incompétentes pour régler le problème», dit Reine Desmarais, présidente du syndicat CSN qui s'occupe du dossier - et qui les soutient un peu financièrement, grâce à un fonds d'aide (ça sert aussi à ça, le syndicalisme...). On leur offre de tenter de se requalifier, mais à la lumière de ce qui s'est passé en 2011, quand elles n'ont pas été retenues, elles flairent le piège.

Se replacer? La plupart ont plus de 50 ans. On leur préfère souvent, dans ces jobs-là, des jeunes candidates.

«Quand on me demandait ce que je faisais, je disais que c'est comme s'occuper d'une famille, dit Margarette Germain. Le bain, les vêtements, la comptabilité, le marché, les repas...»

Un beau matin, quelqu'un est venu changer toutes les serrures, comme si on avait affaire à des voleuses. Nouvelles employées. Nouvelle administration.

Un troisième Noël arrive. Troisième année à ne pas joindre les deux bouts. À ne pas comprendre pourquoi, après toutes ces années à faire le travail, malgré deux jugements, pas grand-chose n'est arrivé concrètement.

C'est assez absurde en effet, pas très beau légalement parlant, et franchement injuste.