Le ministre Denis Lebel avait à peine terminé sa conférence de presse que déjà les lamentations architecturales avaient commencé.

Manque de vision! Pont cheap! Pourquoi pas de concours architectural?

C'est vrai qu'un concours international aurait été l'idéal. Sauf qu'on n'a plus accès à l'idéal. Il y a urgence. Ah, vous avez mille fois raison: une urgence dont les conservateurs sont largement responsables.

En 2011 encore, le ministre Lawrence Cannon refusait de s'engager à construire un nouveau pont, malgré un rapport secret sur les risques d'effondrement. La publication dans La Presse de ce rapport a secoué quelques puces, et on voit aujourd'hui qu'il n'y avait rien d'alarmiste à parler de risques d'effondrement.

C'est de cela qu'il s'agit en ce moment: la possibilité très réelle que le pont Champlain s'écroule si rien n'est fait.

Cette histoire de super-poutre est enivrante, j'avoue, mais on est en train... de construire un pont sous le pont. Ce n'est pas par goût de l'exploit d'ingénierie qu'on se lance là-dedans, c'est par désespoir infrastructural! (Il faut inventer des expressions comme des façons de faire tenir ce pont, soyez indulgents, s'il vous plaît.)

Vu qu'on le surveille de près, il ne s'effondrera probablement pas. Mais ce qui arrivera presque certainement, c'est une série de fermetures partielles ou totales.

Montréal ne peut pas se permettre cette situation pendant huit ans. Pas seulement à cause des inconvénients et des pertes de temps subis par des centaines de milliers de personnes sur la Rive-Sud - ou de gens qui veulent s'y diriger. Mais aussi parce qu'on est en train de pousser au déménagement nombre d'entreprises et d'activités montréalaises.

On parle beaucoup des «20 milliards» de marchandises qui transitent par le pont chaque année. Mais les entreprises n'ont pas d'instinct suicidaire. Si la situation pourrit, le centre de gravité pourrait fort bien se déplacer plus vite encore dans le 450.

À l'inverse, la banlieue a de quoi s'inquiéter. La valeur des propriétés risque de chuter sur la Rive-Sud à court et à moyen terme.

Bref, on n'a pas de temps à perdre. Et quelle qu'en soit la responsabilité, cette urgence justifie un certain nombre de raccourcis pour économiser trois ans... et des milliards de dollars de pertes.

Faut-il que le pont soit laid parce qu'il sera fait en cinq ans plutôt que huit? Non, évidemment. Je ne partage pas la thèse de mon estimé collègue François Cardinal. Il est possible de faire vite et beau. En fait, on DOIT faire vite et beau. On en est là.

En l'occurrence, les amis du design auront beaucoup de difficulté à critiquer le choix de Poul Ove Jensen, cet architecte danois qui a conçu le superbe pont à haubans Stonecutter à Hong Kong. Hong Kong avait lancé un concours, remporté par Jensen.

Aurait-on pu lancer un concours ici aussi? Oui. Mais l'état de décrépitude du pont justifie raisonnablement de sauter cette étape.

On n'aura pas le concours, mais on a l'architecte. Ses réalisations sont impressionnantes. L'homme a participé à des ponts partout dans le monde (un pont piéton magnifique à Glasgow, le gigantesque pont de l'Öresund entre le Danemark et la Suède, etc.).

Alors, soyons sérieux: sa présence nous en bouchera un coin à tous.

Pensez donc: un projet parrainé par le gouvernement conservateur qui aboutit à la sélection d'un architecte de Copenhague! Copenhague! J'en connais qui frôlent l'évanouissement juste à l'évocation de la ville...

La ville la plus tendance du moment, la ville chouchou de tous les bobos, des amateurs de vélo aux mangeurs de branches de sapin local. Tout ce qui vient de Copenhague est comme marqué d'un sceau d'intelligence urbaine et de progrès humain, par les temps qui courent.

Et qui nous amène cet architecte danois? Pas le responsable du chapitre Transport durable du programme du Nouveau Parti démocratique. Le Parti conservateur! On attendait quelqu'un de Fort McMurray ou du Dakota-du-Nord... Mais Copenhague?

Un autre jour, on parlera du financement du transport, des péages et des taxes (nécessaires à mon avis) sur l'essence.

Mais ce matin, je suis plutôt content de ce qui ressemble à un esprit de décision dans des paramètres encourageants.

Je suggère donc de voir le projet de pont de M. Jensen avant de désespérer et de répéter les clichés sur le manque de vision de ce gouvernement.

Je me prends même à croire que ce pourrait être un pont superbe.