L'affaire est loufoque sur les bords: deux semaines après sa nomination à la Cour suprême du Canada, Marc Nadon attend chez lui que quelqu'un la déclare officiellement légale.

La légalité de sa nomination est contestée devant la Cour fédérale. Une première qui embarrasse le bureau du premier ministre, la Cour et le principal intéressé.

À première vue, le problème est purement technique. «La loi et la Constitution ne sont pas techniques, ce sont des questions de principe fondamentales», rétorque cependant l'avocat torontois Rocco Galati, qui a entrepris le recours.

Il insiste pour dire qu'à son avis, le juge Nadon est un excellent juge, devant qui il a plaidé régulièrement. L'avocat a représenté plusieurs personnes soupçonnées de terrorisme dans des dossiers de certificat de sécurité. Il a été l'avocat d'Abdul Rahman Khadr, et non de son frère Omar Khadr, qui a fait l'objet d'une décision du juge Nadon - le seul juge à s'être penché sur son cas pour conclure qu'il n'avait subi aucune violation de ses droits, ce qui a fait conclure que c'est pour ses idées plus conservatrices qu'il a été choisi par Stephen Harper, bien qu'il ait été sélectionné par un comité de trois partis fédéraux.

«Je n'évalue pas les qualités d'un juge selon que je gagne ou que je perde; un bon juge écoute et répond aux arguments: c'est le cas du juge Nadon», dit Me Galati, pour qui tout cela n'a rien de politique.

Quel est le problème, alors?

Le problème, c'est l'article 6 de la Loi sur la Cour suprême: «Au moins trois des juges sont choisis parmi les juges de la Cour d'appel ou de la Cour supérieure de la province de Québec ou parmi les avocats de celle-ci.»

L'article est un compromis historique qui garantit au Québec le tiers des neuf sièges, entre autres parce que c'est la seule province de droit civil.

Le hic, c'est que le juge Nadon, après 20 ans comme avocat, a été nommé à la Cour fédérale, puis à la Cour fédérale d'appel. Cette cour n'est pas dans l'énumération.

Le problème est connu depuis longtemps, tellement que le bureau du premier ministre a obtenu une opinion juridique de l'ancien juge de la Cour suprême Ian Binnie, au mois de septembre. On lui demandait d'abord si un juge québécois de la Cour fédérale pouvait être nommé dans un des trois postes réservés au Québec; puis si, en démissionnant de la Cour fédérale et en étant réinscrit au Barreau du Québec, il pouvait être nommé.

Le juge Binnie a répondu oui aux deux questions, bien qu'il lui semble inutile et ridicule de forcer un juge à démissionner d'une cour pour redevenir admissible.

«Toute interprétation menant à un résultat absurde doit être évitée», rappelle l'éminent juriste. Or, sous prétexte que la Cour fédérale n'est pas énumérée, il faudrait croire qu'un avocat de 15 ans d'expérience cesserait d'être admissible simplement pour avoir été de passage à la Cour fédérale. Cette expérience serait donc un handicap?

La règle générale est en effet qu'on peut nommer un avocat de 10 ans d'expérience ou un juge d'une cour supérieure. Déjà, trois juges d'autres provinces ont été nommés de la Cour fédérale à la Cour suprême (Iacobucci, Le Dain et Rothstein).

«Ce n'est pas une opinion d'un ancien juge, c'est un jugement des huit juges actuels qu'il faut», dit l'avocat Galati.

L'ironie ici est qu'il faudrait s'éloigner de l'interprétation littérale du texte très clair de la loi pour nommer ce juge... réputé plutôt partisan de la retenue judiciaire.

La cause est présentement devant la Cour fédérale à Toronto, et Me Galati espère être entendu... en décembre. Il faudrait ensuite un appel, puis un autre avant d'atteindre la Cour suprême. On imagine les délais! Le Barreau du Québec a demandé à Ottawa de référer l'affaire immédiatement en Cour suprême, pour télescoper les étapes. Songez à l'ambiance si le juge Nadon est accueilli par un jugement divisé...

On pourrait également modifier la loi immédiatement, pour y inclure clairement les juges de la Cour fédérale... Mais Me Galati estime que cela serait inconstitutionnel, et retournerait en cour: toute modification à la composition de la Cour suprême (il plaide que c'en serait une) doit être approuvée par sept provinces représentant la moitié de la population et le fédéral.

Certains arguent que la Cour fédérale est déconnectée de la réalité juridique québécoise, vu qu'on n'y touche au droit civil que par la bande (dans des affaires d'impôt), et qu'on n'y entend pratiquement jamais le procureur général du Québec. Ce qui serait une raison de l'exclure du bassin des futurs juges québécois de la Cour suprême.

Quoi qu'il en soit, jamais une nomination n'avait créé un tel imbroglio juridique... en train de devenir politique.

Au fait, Me Galati, pourquoi est-ce un avocat de Toronto, et non du Québec, qui exerce ce recours?

«Peut-être parce que sur les 400 000 avocats canadiens, 399 999 espèrent siéger en Cour suprême... Pas moi!»