Boisclair contre Duchesneau: la cause fera époque, si jamais elle se rend devant un juge.

Le problème pour André Boisclair, c'est qu'avant de s'y rendre, il devra traverser un fleuve de boue. Et que le triomphe total est rare.

En premier lieu, une poursuite va forcer l'ancien ministre à se mettre à nu. Même s'il a raison, André Boisclair devra revisiter des moments troubles de son passé.

Dès le dépôt de la poursuite, Jacques Duchesneau aura en effet le droit d'interroger André Boisclair «hors de cour» sur «tous les faits se rapportant au litige».

D'après les interventions des députés de la CAQ, et celles de l'ancien chef de police, on a déjà une idée de ce que l'avocat pourra demander d'odieux et de parfaitement légal.

- M. Boisclair, vous reprochez à M. Duchesneau d'avoir fait un lien entre votre consommation de cocaïne et une subvention qui a permis à Paul Sauvé, un homme lié à un motard criminel, d'effectuer des travaux à l'église St. James... D'abord, est-il exact que vous avez consommé de la cocaïne à l'époque où vous étiez ministre du gouvernement du Québec?

- Oui...

- Avez-vous cessé de consommer de la cocaïne?

- Oui, j'ai déjà dit que c'était un épisode, après la mort de ma mère, vers 1997-98...

- Vous êtes certain de la date où vous avez cessé de consommer? Vous êtes sous serment, M. Boisclair...

- Oui, oui...

-À quelle fréquence consommiez-vous? Quelle quantité par semaine? Avec qui? Vous savez que la possession de cocaïne est un acte criminel au Canada?

- ...

- Comment vous approvisionniez-vous? Auprès de qui? Avez-vous contracté des dettes? Quel était le prix de cette drogue? Le premier ministre était-il au courant de votre consommation? J'imagine que vous ne vouliez pas que ça se sache; quelqu'un a-t-il menacé de révéler cette information?

Une vraie partie de plaisir.

Sur le fond, un juge devra décider si Jacques Duchesneau allait trop loin en disant notamment:

«En 2005, M. Boisclair lui-même avouait qu'alors qu'il était ministre, il avait consommé de la cocaïne. La question qu'on se pose: M. Sauvé étant associé aux Hells Angels, et qu'on ait une subvention de 2,5 millions de dollars donnée... Est-ce que c'est venu influencer sa décision? Je ne sais pas.»

M. Duchesneau sous-entend que M. Boisclair a peut-être accordé une subvention pour des motifs illégaux, sinon carrément criminels.

C'est une atteinte claire à sa réputation.

Oui, mais il n'a fait que poser une question!

Comme a déjà dit un juge, la forme importe peu; c'est le résultat qui compte. Pas nécessaire d'affirmer. Une insinuation, le rappel d'une rumeur, la juxtaposition de plusieurs faits «qui ont ensemble une semblance de rapport», une simple interrogation malveillante peuvent avoir le même effet: nuire à la réputation.

Ce qui est "diffamatoire", cependant, n'est pas forcément illégal. Autrement, il ne serait pas possible de dénoncer des crimes, des agissements douteux, ou de critiquer qui que ce soit.

Il faudra donc voir si Jacques Duchesneau a commis une faute et si des dommages en ont résulté. (On voit mal cependant quelle faute juridique François Legault a commise en appuyant le droit de son député à poser des questions).

On ne manquera pas de lui reprocher un amalgame douteux: en 2003, en principe, M. Boisclair ne consomme plus; et ce n'est qu'en 2006 que les Hells Angels s'infiltrent dans l'entreprise de M. Sauvé. Où est le lien logique?

De plus, M. Duchesneau ne s'est pas contenté d'émettre une opinion. Il a carrément avancé une hypothèse.

Sauf que les tribunaux sont relativement permissifs quand il s'agit du débat public. Le sujet abordé par M. Duchesneau est d'intérêt public; la question de la subvention a été avancée à la commission Charbonneau; et la consommation de cocaïne de M. Boisclair était déjà connue. C'est à considérer.

La Cour d'appel a rejeté la poursuite de la sénatrice Céline Hervieux-Payette contre la Société Saint-Jean-Baptiste, qui avait traité de «traîtres» les députés libéraux fédéraux. La Cour d'appel, en 2011, a également réduit à seulement 10 000$ la condamnation de l'ex-député André Chenail, qui avait accusé la mairesse d'une petite ville de «se servir» à même les fonds publics et l'accusait de malversations dans une lettre ouverte contenant plusieurs erreurs de faits - une première juge l'avait condamné à un dédommagement de 90 000$.

Les politiciens et les personnages publics doivent acquérir une plus grande «tolérance à l'injure» que le citoyen moyen, selon les tribunaux.

Tout ça pour dire que la basse politique, même la très basse, ne suffit pas toujours à générer de hautes compensations.

Jacques Duchesneau n'a donc pas forcément «un as dans sa manche». Il sait par contre que le chemin judiciaire sera pénible pour André Boisclair, et l'issue incertaine.