La scène se déroule en 2008. La Cour suprême des États-Unis vient tout juste de rendre une décision qui déclare inconstitutionnel un règlement de Washington (D.C.) interdisant la possession d'armes de poing à domicile.

Le jugement américain, l'affaire Heller, est rendu en pleine campagne à la présidence, et cause tout un émoi.

C'est le leader de l'aile conservatrice de la Cour, Antonin Scalia, qui rédige l'opinion de la majorité. La décision a été prise à cinq juges contre quatre, dans une atmosphère d'acrimonie rarement atteinte - le juge Scalia qualifie «d'absurde» et de «grotesque» la position de la minorité.

Pour le juge Scalia, l'intention des auteurs de la Constitution américaine était claire: ils voulaient permettre à chaque citoyen de posséder une arme, notamment pour se défendre chez lui.

On a l'impression au Canada que ce droit était répété régulièrement par la Cour suprême américaine. Mais en vérité, la question avait été peu abordée directement. C'est surtout les décisions (politiques et juridiques) des États - du Sud en particulier - qui avaient permis de développer ce droit apparemment intouchable de porter une arme.

Ce jugement a donc été dramatique pour les partisans du contrôle des armes aux États-Unis, en ce qu'il venait limiter la possibilité pour les États et les villes de contrôler les armes à feu.

Toujours est-il qu'en cet été 2008, les juges de la Cour suprême canadienne rencontrent leurs homologues américains. Ils ont beau être parfois aux antipodes idéologiques, les juges des deux cours suprêmes se rencontrent à l'occasion, se connaissent assez bien pour certains d'entre eux et se respectent - du moins en apparence.

Ça n'empêche pas de se dire quelques vérités entre juristes civilisés.

La juge en chef de la Cour suprême du Canada, Beverley McLachlin, ne s'est pas gênée pour dire ce jour-là au juge Scalia sa façon de penser - avec un sourire.

«Antonin, je suis d'accord avec toi: votre Constitution vous donne le droit de porter des armes, mais à la condition de monter à cheval.»

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C'est un peu l'impression qu'on a en examinant la théorie du droit de porter des armes aux États-Unis: une doctrine importée d'un siècle où il n'y avait ni police bien entraînée et équipée ni armée de métier, et où il fallait compter sur des fermiers pour défendre le pays.

«Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d'un État libre, le droit qu'a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé», dit le deuxième amendement de la Constitution.

Le juge Scalia en explique assez bien le contexte historique: les États, qui venaient de s'unir pour former un pays indépendant de la Grande-Bretagne, voulaient éviter que le gouvernement fédéral ne désarme les citoyens. On craignait que la tyrannie britannique soit remplacée par la tyrannie du gouvernement fédéral.

L'article en question n'a posé aucun grand problème juridique. La décision la plus remarquable sur le sujet date de 1939. Dans cette affaire Miller, la Cour suprême examinait la validité de la première loi qui obligeait l'enregistrement de certaines armes. La loi avait été adoptée après le «massacre de la Saint-Valentin», en 1929, quand un règlement de comptes dans la mafia de Chicago avait fait cinq morts à la mitraillette.

La Cour suprême a alors reconnu unanimement que la réglementation était parfaitement valide, vu qu'elle n'empêchait pas du tout la constitution d'une milice.

Plusieurs juristes ont longtemps conclu que l'article sur le droit de porter une arme était donc essentiellement militaire. Ce qu'a dit la minorité en 2008 dans l'affaire Heller: limiter le port d'armes individuel est parfaitement conforme à la Constitution.

Mais le lobby des armes a patiemment et chèrement plaidé le contraire: le droit de porter une arme est un droit individuel, indépendant de tout objectif militaire.

Même en faisant triompher cette vision individualiste en 2008, le juge Scalia reconnaît que ce droit n'est «pas illimité»; qu'on a le droit d'interdire le port de certaines armes «dangereuses et inhabituelles», d'en restreindre l'accès à certaines personnes - mais pas d'interdire toutes les armes de poing des maisons, ce type d'arme étant la préférée des Américains pour se défendre chez eux, dit-il.

Bref: 1) il y a un espace juridique pour contrôler les armes à feu; 2) les précédents pour défendre le droit de porter une arme ne sont pas si nombreux, ni si forts; et surtout: 3) si le massacre de la Saint-Valentin a su traumatiser la nation suffisamment pour qu'on écrive en 1934 la première loi américaine sur le contrôle des armes, ce millième massacre, à Newtown, qui touche cette fois des enfants, va peut-être - peut-être - ouvrir une fenêtre politique pour le changement.

Quoi qu'on en dise, ce droit-là n'est ni illimité ni incontestable - même aux États-Unis.