Souvent je pousse ma chaise à roulettes pour prendre un mètre de recul devant la forêt des corrompus.

Ce qu'on en fera, je ne sais pas. Mais cette commission acquiert déjà une dimension historique qui dépassera celle de la commission Cliche, de la CECO, de Gomery, enfin d'à peu près tout ce qu'on a connu depuis deux générations.

On a beau penser savoir, on n'en revient pas. Ni de la profondeur du système mafieux. Ni de l'extraordinaire réussite de cette commission jusqu'à maintenant.

Les commissions d'enquête ont toujours leurs témoins-vedettes, ceux qui viennent révéler quelques sales secrets, souvent en tremblant de peur. Ils sont immanquablement suivis d'oublieux, de réticents, de contradicteurs.

La commission Charbonneau nous offre au contraire jusqu'ici une galerie complète de personnages sortis de la construction, de la mafia, de la fonction publique et de la politique. Ils avouent tous, ou presque, avoir participé à cette organisation criminelle!

Et on n'a à peu près parlé que de la Ville de Montréal...

Gilles Surprenant, malgré 21 ans de corruption, à ne plus savoir quoi faire de ses billets, avait des restes de scrupules. Luc Leclerc, lui, incarne au contraire la corruption souriante et sans complexe. Eh! Des fois, il refusait les extras demandés par les entrepreneurs! «On a beau avoir la conscience élastique», dit-il, il faut demeurer rigoureux!

À deux, ils ont avoué avoir empoché 1,2 million en espèces, plus des dizaines de milliers de dollars en cadeaux. C'est un minimum. Ils ont surtout avoué avoir gonflé les prix des contrats publics systématiquement au profit d'entreprises dont on ne sait plus si elles sont acoquinées avec la mafia... ou si elles sont la mafia tout court.

J'écoute ce défilé jour après jour et je repousse ma chaise... On parlera de Laval, on parlera du ministère des Transports, on parlera des syndicats, de la connivence du crime organisé...

On n'a pas fait le dixième du chemin.

Bien sûr, rien n'est jamais totalement nouveau sous le soleil.

À Montréal, les contrats étaient donnés à des amis du pouvoir, les prix étaient gonflés de 25%, et tout ça servait à enrichir les élus et les amis du pouvoir.

Une ville «saturée de corruption»: c'est ce qu'avait conclu le juge Lawrence Cannon en 1909, après une commission d'enquête ordonnée par le gouvernement du Québec. On pourrait repiquer tout plein de ses phrases...

En 1960, Jean Lesage ordonne lui aussi une commission d'enquête sur la corruption, celle-là sur les cinq dernières années du gouvernement de l'Union nationale.

L'enquête, présidée par le juge Élie Salvas, s'intéressait au scandale du gaz naturel, qu'avait révélé Le Devoir: 19 politiciens, dont 9 membres du cabinet Duplessis, avaient bénéficié d'informations d'initiés pour acquérir des actions lors de la vente du réseau gazier d'Hydro-Québec. Le délit d'initié à l'époque n'était pas un crime.

La commission se penchait aussi, et surtout, sur la corruption érigée en système sous Duplessis. On a enquêté sur le «Service des achats» du gouvernement et le «ministère de la Colonisation». Deux hauts lieux de distribution de routes et de faveurs. Le système était simple: les contrats de toutes sortes étaient donnés aux amis du régime, qui alimentaient la caisse occulte de l'Union nationale...

Un système «immoral, scandaleux, humiliant et inquiétant», conclut le rapport.

Nous sommes plongés dans un de ces moments de lucidité démocratique imposée. Ce n'est ni le premier ni le dernier, sans doute. On pourrait en conclure que rien ne change jamais, vu que la corruption est toujours dénoncée, exposée, et jamais morte.

Je préfère penser que chaque génération a sa corvée de ménage à entreprendre. La nôtre aurait dû être entreprise il y a longtemps. C'est peut-être pourquoi cette commission a un programme aussi colossal.

Une chance qu'elle prend une pause aux quatre semaines, ça nous permet de prendre un peu la mesure de ce qu'on y entend. Déjà, elle est utile. Pas parce qu'elle permettra de réformer l'être humain. Ni même de punir tous les corrompus. Mais au moins de rendre plus prudents des gens qui ne se sentaient plus surveillés, qui ne l'étaient pas, d'ailleurs. L'idée d'une vérification permanente me semble d'ailleurs encore plus prometteuse comme solution qu'une accréditation des entreprises vertueuses, comme le propose le gouvernement - l'un n'empêche sans doute pas l'autre.

Aux gens de l'Union nationale qui reprochaient au Parti libéral d'avoir déclenché la commission Salvas uniquement pour détruire leur parti, un ministre avait répondu que c'était le contraire: l'objectif était «d'inspirer une crainte salutaire aux libéraux».

La crainte salutaire, on dirait, se répand déjà un peu dans la forêt des corrompus.

Pour joindre notre chroniqueur : yves.boisvert@lapresse.ca