Quand un père tire sur ses enfants, qu'il tue son fils de 10 ans, blesse gravement sa fille de 12 ans, il y a quelque chose de profondément détraqué, assurément. Est-ce que «le système a flanché», comme titrait jeudi The Gazette? C'est un peu ce qu'on est tenté de penser.

Facile, à la lumière des événements, de conclure ainsi. Un peu trop facile, en fait.

Le système dont on parle ici, c'est la mécanique prévue pour empêcher les enlèvements d'enfants. La Convention de La Haye sur l'enlèvement international n'a pas été signée pour rien, il y a 30 ans. Quand un parent décidait de franchir une frontière avec ses enfants, l'autre parent ne pouvait pratiquement rien faire. Sauf se faire aider de fier-à-bras.

La Convention, créée à l'initiative du Canada, dit essentiellement une chose: c'est devant un juge de son lieu de résidence que la garde d'un enfant doit être décidée. Pas à 3000 km de chez lui, dans un autre pays, parce qu'un des parents en a décidé ainsi.

Voilà la règle. Elle comporte des exceptions. La principale étant le «risque grave que le retour de l'enfant l'expose à un danger physique ou psychique» ou le place dans une situation «intolérable».

Dans le cas qui nous occupe, la mère n'a pas pu faire la preuve que ses enfants risquaient ces dangers. Restait alors à déterminer si leur «lieu de résidence habituel» était La Porte, Texas, ou Montréal.

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Reprenons l'affaire du début. Un couple se marie à Montréal dans les années 90. Ils ont une fille en 1998 et un garçon en 2000. Ils sont citoyens canadiens d'origine serbe. L'homme a de la difficulté à trouver un emploi au Québec, ne parlant pas français. Il s'installe en 2007 au Texas, où habite son frère. Il appelle chaque jour ses enfants. Il envoie de l'argent à la maison. La mère et les enfants lui rendent visite deux fois par année, lui vient les voir de temps en temps. C'est ainsi pendant deux ans.

Les versions divergent, sauf sur ce point: c'est une relation de couple orageuse, à Montréal comme au Texas. Ils s'engueulent, se poussent, brisent des objets, souvent sur fond d'alcool. Les enfants sont témoins de tout ça. La police a été appelée quelques fois - par le mari. Mais personne n'est accusé de quoi que ce soit et le couple se réconcilie tout le temps. Tellement que la mère accepte de déménager au Texas pour l'année scolaire 2009-2010. Elle arrive à la mi-août 2009.

Rapidement, la relation dégénère. Elle doit même être escortée par la police pour sortir de la maison.

Le 1er janvier 2010, elle décide de rentrer au pays. Ses enfants sont d'accord. Elle revient donc à Montréal. Comme elle n'a pas la permission du père, il s'agit techniquement d'un enlèvement, puisqu'elle prive le père de ses droits de garde sans aucune autorisation - elle ne sera jamais accusée au criminel.

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Le père s'adresse alors à la Cour supérieure du Québec. Il ne s'agit pas d'une demande de divorce ni de garde d'enfants. À ce moment précis, les parents sont mariés et ont tous deux la garde complète. C'est strictement une requête pour forcer le retour des enfants au Texas en vertu de la Convention de La Haye - incorporée dans une loi québécoise comme dans la législation de la plupart des pays occidentaux. Pour qu'un juge du Texas entende l'affaire.

C'est la juge Hélène LeBel qui rend jugement le 16 avril 2010. Une affaire déchirante, dit-elle, comme le sont toutes ces affaires. Sa conclusion: les deux parents aiment leurs enfants, les deux parents ont eu des comportements inacceptables, le frère de monsieur également. Mais cet état de querelle peut difficilement être considéré comme de la violence conjugale, dit la juge. De fait, c'est le mari qui appelait la police. Quant aux enfants, ils n'ont subi aucuns sévices physiques de la part de leurs parents. Bref, ce couple est sans doute fini, mais la question est de savoir qui du tribunal du Texas ou du Québec fixera les modalités de cette séparation.

L'exception du risque «grave» étant écartée, la juge conclut que le lieu habituel de résidence était devenu le Texas.

On peut s'en étonner, moi le premier, vu que les enfants et la mère n'y ont résidé que quatre mois et demi, avec leur père qui y demeurait depuis 2007. La mère n'avait pas vendu sa maison à Montréal. Leurs habitudes résidentielles avaient toujours été montréalaises et les deux enfants ont demandé à la juge de ne pas les renvoyer au Texas. La juge n'a pas accordé tellement de poids à leur témoignage. Ils ne comprennent pas, dit-elle, qu'il ne s'agit que d'une procédure.

À partir de quand une ville devient-elle la résidence «habituelle»? Si c'est là que les enfants vont à l'école, que les parents travaillent, ce n'est pas une question de temps. C'est une question d'engagement, d'ancrage dans le milieu.

Aujourd'hui que le petit garçon est mort et sa soeur gravement blessée, on se dit bien sûr que la juge LeBel aurait dû les écouter. Mais celle-ci (qui jouit d'une excellente réputation soit dit en passant) en a conclu qu'au 1er janvier, cette famille mal en point s'était engagée collectivement au Texas plus qu'à Montréal. Ça se discute. Mais ça se défend. Enfin, ça se défendait en avril.

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Une fois au Texas, le père a coupé les ponts, rendant archidifficiles les contacts avec la mère. Elle, de son côté, sans emploi, sans argent, sans voiture n'avait aucune chance d'obtenir la garde. Mais le père n'a pas respecté ses engagements financiers ni juridiques: il a retiré sa demande de divorce au Texas. Il voulait forcer la mère à engager le combat.

Il s'est alors passé deux choses. Premièrement, les tribunaux québécois ont pris acte de ces manquements et se sont ressaisis du dossier en juillet. La juge Marie-Christine Laberge, le 26 octobre, a carrément ordonné le retour des enfants.

Mais, déjà, le père avait pris le large.

Pendant ce temps, pour compliquer les choses, la cour du Texas estimait ne pas pouvoir entendre l'affaire: la loi américaine exige une résidence de six mois pour une famille. Or, la mère et les enfants n'y ont résidé que quatre mois et demi (c'est pourquoi le père voulait laisser la mère faire les premiers pas judiciaires et ainsi donner compétence à la cour texane). Normalement, donc, l'affaire aurait été entendue au Québec le 8 décembre et la garde décidée ici.

Le père n'a pas obéi à l'ordre québécois. Quand la police du Texas est venue le chercher non loin d'Austin, lundi, il s'est mis à tirer sur ses enfants.

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On peut récrire le jugement qui renvoyait les enfants au Texas avec des «si». Mais ce n'est pas vrai qu'on pouvait prévoir une semblable horreur. On a aussi connu de nombreux cas de parents qui écartent leur ex-conjoint sous de faux prétextes, y compris en changeant de pays. Dans tous les cas, les enfants sont des victimes. La question est de savoir comment faire pour qu'ils le soient le moins possible. En sachant qu'on est condamné à se tromper. Le «système» a décidé de se tromper du côté du retour pour éviter les injustices passées. Cette fois-ci, tragiquement.

Mais même le meilleur «système» ne pourra jamais compenser toute la folie meurtrière de certains parents ni même la prévoir.