Il revient au dernier de famille de faire pleurer sa mère en laissant derrière lui une maison vide.

Comme d'autres petits derniers, je n'étais pas tout à fait censé arriver.

Je ne suis pas le fruit d'un accident mais d'une sorte de défi à la science médicale, vu qu'après son sixième on avait dit à ma mère qu'elle ne devait plus en avoir. Mon père avait beau être médecin, il se fiait moins aux avis médicaux qu'à ceux de son garagiste. Ça nous a coûté une fortune en transmissions mais ça me permet d'être ici pour vous le raconter.

Il y a plusieurs choses profondes et complexes derrière ça, je veux dire derrière moi, mais comme je n'ai pas beaucoup de place, j'appellerai ça l'amour.

 

Mais l'amour, on est trop occupé pour en faire de longs discours. Il faut vaquer à son destin, et le sien était d'élever une famille tout en étant convoquée, en quelques années seulement, à une remise en question brusque de toutes les valeurs dans lesquelles elle avait été élevée. Le jour de son mariage, il n'y avait pas de télé, pas de pilule, pas de rock, pas de pot, pas d'adolescence...

Il y avait peu de longs discours, d'ailleurs. Mets ton pantalon de neige, range ta chambre, finis ton assiette, prends ton bain, arrête d'achaler ta soeur, rentre ou sors mais reste pas dans la porte, nourris le chat, montre-moi où t'as mal, ça va passer, quand il pleut, personne ne regarde comment on est habillé, le plus raisonnable va arrêter en premier, prends un peu d'eau chaude, c'est juste un peu rôti, pas brûlé, bon, bon, bon, je vais te raconter une histoire...

Avec ma mère, la vérité est à trouver dans un juste milieu exigeant et sans éclat. Je tiens d'elle, je crois, cette méfiance viscérale pour les extrêmes. Avec elle, jamais d'éloges immodérés ou de critiques incendiaires.

Avec ma mère, il ne faut pas juger les autres. Ils ont leurs raisons, leur passé.

Une indulgence non recyclable à la maison, en cas de résultat scolaire médiocre. Il n'y avait pas de crise mais le simple rappel de cette évidence qu'on peut, on doit faire mieux. Dans la vie, il ne faut pas se comparer aux moins bons.

Je n'étais pas tout à fait censé arriver et je n'étais pas tout à fait censé partir comme ça, un soir du mois de mai. Ma mère coupait des légumes dans la cuisine. J'ai vu qu'elle pleurait. Maman? «On va s'ennuyer, tu sais. On t'aime.»

C'était dit.