Paul Cosgrove aurait pu devenir le premier juge canadien à perdre son emploi après un vote du Parlement. D'autres juges ont été menacés de révocation par le passé, mais tous ont démissionné avant le vote fatal.

Le juge Cosgrove a évité cette première en imitant ses prédécesseurs: il a démissionné hier, preuve qu'il lui reste un minimum de jugement.

De toute manière, ce qui est vraiment nouveau dans l'histoire de ce juge ontarien est ailleurs: c'est la nature de sa faute.

On a connu le juge destitué pour avoir proféré une énorme bêtise: le juge Jean Bienvenue, discourant sur la nature féminine (capable, disait-il, de s'élever plus haut que l'homme... mais également de s'abaisser davantage que le pire des hommes); la juge Moreau-Bérubé, voulant que les gens de la péninsule acadienne soient généralement malhonnêtes.

On a connu depuis la Confédération certains cas de juges compromis dans des affaires douteuses, la plus récente étant celle du juge Flahiff, coupable de blanchiment du temps qu'il était avocat.

Mais c'est la première fois, avec l'affaire Cosgrove, qu'un juge est poussé du haut du banc par ses pairs pour sa manière erratique de présider un procès.

Normalement, quand un juge fait des erreurs dans l'exercice de ses fonctions, même des erreurs terribles, ce n'est pas considéré comme une inconduite. Les conseils de la magistrature s'empressent généralement de rejeter les plaintes de ce type en arguant que les cours d'appel sont là pour corriger les erreurs de droit et les erreurs tout court.

Mais cette fois, c'était trop gros.

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Le juge Cosgrove a commencé à présider le procès pour meurtre d'une certaine Julia Elliott, en janvier 1998. Après neuf jours, le procès a été interrompu pour ne plus jamais reprendre. Pendant un an et demi, le juge a laissé l'avocat de l'accusée faire un procès aux policiers et aux avocats de la Couronne, les accusant de fabrication de preuve et de toutes espèces de complots contre sa cliente.

Qu'un avocat de la défense attaque l'intégrité d'un policier ou de la Couronne n'est pas particulièrement rare. Mais cette fois, l'opération a duré pendant 18 incroyables mois, sans que rien ne permette de soutenir les allégations de malhonnêteté.

Non seulement le juge Cosgrove a laissé faire, perdant totalement la maîtrise de la situation, mais il en a rajouté. Il s'est mis à accuser lui aussi le ministère public, mais encore là sans la moindre preuve. Il a menacé d'emprisonner des témoins, menacé d'outrage tout un chacun, rendu une ordonnance en immigration... Un véritable tireur fou judiciaire.

Au bout du compte, en septembre 1999, le juge a décrété l'arrêt du processus judiciaire, reprochant 150 violations des droits fondamentaux de l'accusée, et ordonnant qu'on paie ses frais d'avocat.

Le juge ne s'embarrassait nullement de détailler ses accusations, ni de référer à la preuve, encore moins de citer le moindre article de la Charte. La Cour d'appel de l'Ontario a cassé ce délire en 2003, ordonnant la tenue d'un nouveau procès.

Le procureur général de l'Ontario a porté plainte contre le juge en 2004. Par toutes sortes de procédures, le juge a tenté d'échapper à son procès en discipline. Finalement, il a dû s'y plier l'automne dernier. Et à l'ultime limite, il a présenté des excuses complètes pour tenter de sauver son poste.

L'avocat indépendant, qui présentait la preuve contre le juge, a recommandé un simple blâme. Mais le comité d'enquête, puis, cette semaine, le Conseil de la magistrature (composé des juges en chef de tout le Canada) ont estimé qu'il devait être carrément révoqué.

Sa conduite a été trop grave, elle a porté atteinte trop profondément à la confiance du public, le mal est irréparable.

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Mine de rien, le Conseil de la magistrature vient d'ouvrir une porte, celle des destitutions pour cause d'incompétence.

On a toujours tenu pour acquis que l'incompétence, en soi, n'est pas une cause de destitution. Au nom de l'indépendance judiciaire, on veut éviter que le Parlement puisse destituer un juge simplement parce que ses jugements sont cassés en appel, par exemple.

Ici, c'est officiellement pour cause de partialité et pour abus de pouvoir manifeste qu'on recommandait sa révocation.

Mais au fond, c'est à un cas d'incompétence crasse qu'on a affaire. Au fait, Cosgrove, qui a 74 ans, est un des cas les plus patents de nomination politique: il avait été nommé quelques semaines avant les élections de 1984 par le Parti libéral... alors qu'il était lui-même ministre du cabinet Trudeau!

À la fin de son rapport de mardi, le Conseil de la magistrature écrit que la question de la révocation pour incompétence est ouverte. Le cas Cosgrove était tellement évident qu'on n'a pas eu à la trancher. Mais elle sera examinée «un autre jour, lorsqu'elle sera soulevée plus directement», écrit le Conseil.

Il est pourtant clair que, tout en protégeant l'indépendance des juges, on peut affirmer qu'un juge franchement incompétent est par définition inapte. Cela reste à être formulé en toutes lettres, mais les mentalités évoluent...