Hier matin, en bas de la longue côte de la rue de Bourdon, une opération de distribution de vivres dans un camp avait provoqué un bouchon dans lequel nous nous trouvions coincés depuis de longues minutes.

J'ai distraitement regardé à droite, en arpentant l'escarpement du regard, et j'ai vu cette maison aplatie, dans laquelle on voit encore distinctement la tête d'un lit, l'oreiller et quelques meubles. J'ai surtout constaté avec un léger froid dans le dos que cette ruine de béton était suspendue au-dessus de nous, surplombant la route.

 

J'ai promptement suggéré à mon jeune chauffeur, qui était dans la lune, d'avancer pour rejoindre le bouchon, quelques mètres plus bas...

Avec les répliques fréquentes (dont une bonne dans la nuit de mercredi à jeudi), cette maison va finir, comme bien d'autres, par s'écraser dans la rue.

J'avais remarqué cette maison, déjà, à mon premier passage ici, il y a un peu plus de deux mois. Comme j'avais remarqué avec une certaine inquiétude cet immeuble en hauteur fissuré du solage au toit à côté du Royal Supermarket où je fais mes courses. Même constat dans Canapé-Vert, dans Delmas, au centre-ville: les mêmes ruines, le même paysage de fin du monde.

Jeudi soir, deux pelles mécaniques se sont approchées du Palais national et ont même commencé la démolition, avant toutefois de reculer de quelques mètres, la pelle basse, comme par pudeur.

En apparence, rien n'a vraiment changé à Port-au-Prince depuis janvier. Il est évident qu'une ville aussi pauvre, aussi mal construite sur un échafaudage de paliers instables ne peut se relever en si peu de temps.

Mais il est faux de dire que la ville n'a pas changé. Elle a changé. Pour le pire, si une telle chose est possible.

Vrai, il n'y a plus de morts dans les rues, plus d'odeur de cadavres en décomposition non plus, seulement des squelettes parfois déterrés et rongés par les chiens.

Vrai, les commerces qui le pouvaient ont rouvert et la foule dense entre les étals rend la circulation difficile pour les automobilistes et périlleuse pour les piétons.

Il y a bien ici et là de ces escouades de jeunes portant des t-shirts jaunes ou vert fluo payés cinq dollars par jour pour nettoyer la ville. Ils ne peuvent toutefois pas grand-chose avec un balai et une pelle.

Le VRAI problème n'est pas dans les ruines et dans les tas de détritus. Il est dans les camps de réfugiés, qui se sont multipliés au cours des dernières semaines. On en trouve partout, dans chaque parcelle disponible, même sur les terre-pleins en ciment au milieu des grands boulevards, comme dans la rue du Ray, à Carrefour. Des familles entières entassées dans des abris de fortune, au milieu (littéralement) du trafic, respirant les gaz d'échappement des moteurs diesel pourris.

Les camps sont surtout devenus «permanents», avec non seulement des tentes et des bâches, mais aussi des toits de tôle, des murs, des blocs de béton et même... des portes, autant de matériaux récupérés dans les ruines avoisinantes.

C'est sans compter tous les gens qui campent sur leur terrain, à côté de leur maison détruite ou fissurée.

Près de trois mois après le séisme, le problème des réfugiés reste entier. Et aussi absurde que cela puisse paraître, des centaines de milliers de gens ont, en fait, vu leur sort s'améliorer passablement depuis qu'ils vivent dans des camps.

Des gens qui vivaient déjà dans la rue ou dans des bidonvilles trouvent maintenant de la nourriture, de l'eau, parfois des médecins et des services. En plus de créer toutes sortes d'occasions de petit commerce (et de petite criminalité, évidemment).

Ce «magasinage» de camps cause un sérieux casse-tête aux autorités.

«Ça bouge beaucoup d'un camp à l'autre. Les gens entendent dire qu'il y a plus de bouffe à certains endroits ou que c'est mieux comme endroit. Alors, il garde quelqu'un dans la tente et vont trouver un autre emplacement dans un autre camp, m'a expliqué le premier ministre Jean-Max Bellerive cette semaine.

«En plus, les gens pensent qu'ils auront une maison gratuite donnée par l'État s'ils sont enregistrés dans un camp», ajoute-t-il.

Le séisme a fait environ 600 000 sans-abri, ils sont plus de 1,5 million dans les camps de la capitale. Faites le calcul, il y a quelque chose qui cloche.

Autre phénomène aggravant, les habitants de Port-au-Prince qui avaient quitté la capitale dans les jours suivant le tremblement de terre sont revenus. En plus des autres qui quittent leur village dévasté et abandonné par les autorités et peu desservies par les ONG.

«Après l'exode des premiers jours, on en récupère et d'autres viennent s'ajouter parce que c'est là qu'il y a de la bouffe», constate le premier ministre.

Pour citer les sages paroles de Jean-Pierre Taschereau, coordonnateur de la Croix-Rouge internationale: «Les enjeux pré-tremblement de terre ont rattrapé l'action humanitaire.»

La priorité absolue du gouvernement, c'est de déplacer les réfugiés de six camps jugés à «haut risque» à cause de la saison des pluies.

Hier, les autorités ont évacué 8000 personnes entassées dans un camp au club de golf de Pétionville vers un mégacamp situé à 20 km au nord de la capitale. L'endroit a été joliment baptisé «Corail» et peut accueillir 250 000 personnes!

Mais comment s'assurer qu'elles ne reviendront pas? Et comment forcer la main de tous ceux qui ne voudront pas quitter Port-au-Prince?

Une loi d'urgence adoptée jeudi donne au gouvernement tous les pouvoirs pour ce faire, mais les lois en Haïti, vous savez...

«Pour le moment, la population est étrangement calme», m'a dit le premier ministre.

Pour le moment.

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