«Stephen Harper filmé à son insu», titraient jeudi RDI et les sites de nouvelles qui ont repris la nouvelle.

À son insu ?

Je ne crois pas ça. I don't buy that, comme on dit dans l'autre langue officielle.

Un premier ministre sait fort bien qu'il n'est jamais totalement «off the record», qu'il n'a jamais le luxe d'avoir des conversations privées. Sauf peut-être dans sa chambre à coucher. Ou en tête-à-tête avec un ministre qui sait qu'il risque de perdre son poste s'il s'ouvre la trappe.

Mais certainement pas lorsqu'il s'adresse à une salle remplie de militants. Certainement pas dans un climat préélectoral permanent comme celui qui enveloppe le Canada ces jours-ci.

M. Harper, c'est vrai, ne savait pas qu'il était filmé, mais il est assez intelligent (et stratège) pour savoir que si on ne veut pas qu'une information sorte, on la garde pour soi.

Ce message aux militants conservateurs n'était pas improvisé (pas le genre de M. Harper), cela fait partie de la stratégie de campagne.

Coïncidence troublante, jeudi à la une du quotidien The Globe and Mail, un article faisait justement référence à cette stratégie électorale consistant à agiter le spectre de la coalition de décembre entre le Parti libéral et les «socialistes-séparatistes».

Selon les collègues du Globe, les stratèges conservateurs soupèsent deux scénarios électoraux : jouer sur la crainte d'une coalition PLC-NPD-Bloc ou insister sur les risques d'augmentation des impôts avec un gouvernement libéral. Justement, autre coïncidence, ce sont les deux thèmes abordés par Stephen Harper à Sault-Sainte-Marie.

Selon Tom Flanagan, politicologue de Calgary et ancien conseiller de M. Harper, cité dans le Globe, une telle stratégie aurait le mérite de secouer l'apathie des électeurs conservateurs ou indécis opposés à une coalition de centre-gauche et de les inciter à aller voter. Et comme ils sont majoritaires à l'extérieur du Québec, ça représente un beau bassin d'électeurs.

En jargon électoral, on appelle cela la segmentation du vote, une technique utilisée en 2004 par les républicains pour assurer la réélection de George W. Bush. Les stratèges républicains, Karl Rove en tête, avaient réussi à mobiliser l'électorat de droite en faisant éclater, en parallèle à la présidentielle, des débats sur les mariages gais ou sur la décriminalisation de la marijuana dans certains États chauds.

Les conservateurs estiment qu'une forte mobilisation de leur base et des indécis les aiderait à arracher une majorité, surtout si le taux de participation général est faible.

Évidemment, M. Harper adoucira un peu son discours en public, mais ce qu'il a dit à Sault-Sainte-Marie correspond exactement à ce qu'il pense.

C'est cru et méprisant, pour les «socialistes et les séparatistes», mais encore davantage pour les «groupes marginaux de gauche» qui utilisaient des fonds publics pour traîner le gouvernement devant les tribunaux grâce au défunt programme de contestation judiciaire.

Des «groupes marginaux de gauche» («left wing fringe groups», en anglais) ? M. Harper parle ici des Acadiens, des homosexuels, des francophones hors Québec, des femmes...

Dans son discours, M. Harper revient aussi sur une autre de ses marottes : la nomination par les libéraux d'»idéologues de gauche» à la magistrature et au Sénat. Pas mal pour un premier ministre qui a nommé hier un ancien ministre conservateur, Pierre Blais, au poste de juge en chef de la Cour d'appel fédérale et plusieurs proches organisateurs au Sénat depuis quelques mois.

Par ailleurs, M. Harper s'excuse presque, dans cette vidéo, d'avoir dû adopter des mesures «pas tellement conservatrices» pour combattre la récession et nous apprend que ce dont il est le plus fier, après presque quatre ans au pouvoir, c'est d'avoir donné de l'équipement neuf aux Forces armées canadiennes.

Voilà qui plante le décor pour la prochaine campagne électorale.

Un décor sans le Québec pour les conservateurs, qui ont décidé de repartir en guerre contre les méchants «séparatistes» du Bloc québécois.