«Qu'est-ce que t'as?» Le petit gars devant moi veut savoir.

«J'ai rien!» Et je passe mon chemin.

Je vais m'asseoir à mon pupitre. C'est la première journée d'école. La petite fille à côté me demande: «Qu'est-ce que t'as?» Et le gars en avant aussi. Qu'est-ce qu'ils ont tous à me demander ce que j'ai? J'ai un sac d'école, un t-shirt rayé, une culotte courte, des chaussettes et des bottines. Que veulent-ils donc que j'aie d'autre?

La classe terminée, ça recommence. Qu'est-ce que t'as? Qu'est-ce que t'as? Je répète: rien. Le taupin du groupe s'avance: «Ben oui, t'as quelque chose!» Il me pousse. Je tombe et me cogne la tête sur le ciment. «T'es pas capable de tenir debout, c'est ça que t'as!» Et tout le monde rit.

Je me relève. Et je traverse le corridor. Un gamin me suit en imitant ma démarche. Les rires continuent. Je vais rejoindre ma mère, qui m'attend dehors. Je me frotte la tête. Ma mère me demande: «Est-ce que tu t'es fait mal?

- Non, non, c'est rien...»

Une prune de plus ou de moins, ça ne me dérange pas tellement. C'est ailleurs que je suis blessé. À ma petite âme.

«Maman, qu'est-ce que j'ai?

- Qu'est-ce que tu veux dire?

- Ben ce que j'ai. Tout le monde à l'école me demande ce que j'ai...

- T'as rien.

- Ben là... Je dois avoir quelque chose parce que quand je leur réponds que j'ai rien, ils me poussent à terre.

- Tu diras à ces petits fatigants-là: y en a qui ont le nez trop long, d'autres le nez trop court, moi j'ai les tendons trop courts.

- Les tendons trop courts?

- C'est ça. C'est pas grave. Dis-leur aussi: mieux vaut penser vite que marcher vite.»

Puis ma mère me demande ce que j'ai appris. Et je lui nomme 10 fruits.

Le lendemain, je suis pris dans mon deuxième scrum. Le taupin pose sa question: «Qu'est-ce que t'as?

- Y en a qui ont le nez trop long, d'autres le nez trop court, moi j'ai les tendons trop courts.

- Hein?

- Mieux vaut penser vite que marcher vite!»

Mes camarades ont leur réponse. Un peu nerd, mais assez complexe pour qu'ils n'insistent pas. Ils s'éloignent, perplexes.

De toute façon, je ne pourrais pas leur en dire plus. Ma mère ne m'en a jamais dit plus. Notre petit échange au retour du premier jour d'école, c'est la seule fois que nous avons vraiment parlé ensemble de la désignation de mon infirmité.

Pour elle, ce n'est pas assez important pour s'y attarder davantage. Ce n'est pas du déni, c'est du positivisme. Pourquoi s'apitoyer sur ce qui ne va pas quand on a plein de choses qui vont? C'est vrai que j'ai les jambes et les bras croches, mais j'ai des yeux qui voient le ciel, des oreilles qui entendent la musique, une bouche qui rit, une tête qui rêve...

Pour ma mère, je n'ai jamais été handicapé. Et grâce à elle, je ne l'ai jamais été pour moi non plus. La plus grande vérité pour un fils, ce sera toujours celle de sa mère. Ce qu'on est à ses yeux, c'est ce qu'on est dans notre coeur.

Et comme mon père ne parlait pas beaucoup, il ne m'a pas parlé de ma condition non plus. C'est ma tante préférée qui m'a raconté que tout s'était passé le jour de ma naissance. Je me suis présenté au monde les fesses en premier. Un accouchement de cul. Ç'a compliqué ma sortie. Et ça m'a mis dans cet état.

Bref, ma première journée sur terre a été ma pire. Celle qui a le plus marqué ma vie. Celle qui fait en sorte que j'ai autant de misère à avancer aujourd'hui.

Quoique...

Je pourrais dire aussi que ma première journée sur terre fut la plus extraordinaire. Celle qui a le plus marqué ma vie. Celle qui fait en sorte que j'avance aujourd'hui. Car de toutes les mères sur la planète desquelles j'aurais pu sortir mon petit cul, je suis tombé sur la plus aimante, la plus forte, la plus heureuse. Celle qui allait le mieux avec l'être que je suis.

Maman, je te l'ai dit le soir de mes 50 ans. Je te le redis aujourd'hui: j'aime mieux être sorti tout croche et poqué de toi que bien droit et bien beau de n'importe qui d'autre.

Bonne fête des Mères, maman!

Bonne fête des Mères à toutes les mamans!